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15 Octobre.

Depuis trois jours, nous cheminons lentement, lentement sur l’interminable océan de pierres. De l’aube au crépuscule, c’est le même paysage, immense et vide, les grises platitudes à perte de vue, les lointains fuyans, et toujours, là-bas, le cercle précis, inexorable, qui se déplace avec le voyageur, qu’on n’atteint jamais et dont on se sent enserré, étouffé comme par les murs d’un cachot. On est le prisonnier de l’espace, de l’espace trop grand pour l’homme, qui vous entoure de partout, vous accompagne comme s’il vous guettait, qui vous étreint de son immensité et vous accable de son silence. On n’ose pas élever la voix ; on se tait dans la grande paix des choses.

Durant ces trois mortelles journées, où l’on somnole, assoupi de chaleur et de silence, au pas berceur des chameaux, la même plaine défile à nos yeux, uniforme et pareille. Pas un accident de terrain, pas une aspérité, pas une dune, pas un oued ; rien que le plateau, parsemé de galets noirs, dans un horizon circulaire comme celui de l’Océan. A peine çà et là, entre les pierres, quelques maigres chardons, minuscules plantes bleues, rigides et métalliques et qui semblent des plantes de fer.

Sur ce sol dur, les caravanes ne laissent pas de traces ; et on se perdrait dans ces espaces semblables si, de distance en distance, on n’avait élevé, de temps immémorial, de petites pyramides de galets, à peine visibles dans l’aplatissement des surfaces et que le guide, du haut de son chameau, cherche longuement.


Dans ces solitudes, nous avons passé des heures délicieuses d’engourdissement et de vie végétative. Un silence effrayant pèse sur les campagnes, scandé par le pas assourdi des chameaux ; et ce silence est sonore ; il vibre de bruits étranges ; il emplit l’oreille de fantastiques bourdonnemens. On va ainsi muet, engourdi, bercé par un demi-sommeil, livré à des demi-sensations, à des ébauches de pensées, d’où il ne reste rien qu’une grande monotonie, un grand vide de toutes choses, un grand néant.

Mais nous y avons contemplé d’incomparables spectacles, la nature sans voiles, dans la nudité de son corps divin. Dans l’uniformité générale, les phénomènes du jour et de la nuit paraissent plus majestueux.