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écrit soudain que, rentré dans sa patrie, leur aventure berlinoise lui apparaît de loin comme un rêve de malade. Il ne reviendra pas. Mme Marholm fournit par là un triomphe facile à sa théorie de la virilité nécessaire. Elle met pourtant dans la bouche de son Joessing une remarque singulière sous sa plume, et qui pourrait passer pour une fine critique de son propre idéal masculin, trop inspiré de Nietzsche. « Je suis Danois, dit piteusement à Lonna cet amoureux névrosé : nous sommes ainsi faits, nous autres. Vous me voulez trop tranche-montagne, trop Prussien. Pour la femme allemande, depuis 1870, l’homme véritable est un espèce de centaure. » D’ailleurs, l’amante délaissée ne succombera pas comme tant d’autres à cette rude désillusion sentimentale. C’est une créature vaillante que l’épreuve a fortifiée, car elle a senti avec délices s’éveiller en elle la « possibilité d’aimer. »

Dans Ce qu’on ne dit pas, la pensée de l’auteur est plus difficile à saisir. Cette nouvelle a pour sujet principal la triste fin d’une femme de lettres, poussée au suicide par sa vie fiévreuse et son entourage immoral. Cette infortunée a cherché par tous les moyens à obtenir la sympathie efficace d’une autre femme, celle qui porte la parole dans le récit. « Ses yeux, dit cette dernière, semblaient toujours renfermer une prière muette. Se sentant dans le faux, elle implorait en silence un conseil salutaire : peut-être une bonne parole de moi eût suffi pour la sauver. » Et la survivante se reproche maintenant de n’avoir jamais prononcé cette parole, par indifférence pour une destinée qui ne lui importait guère, par une crainte lâche de se brouiller avec la malade, qui eût guéri peut-être, mais fût demeurée pleine de rancune envers l’opérateur brutal dont l’intervention l’aurait sauvée. En somme, cette nouvelle obscure doit s’entendre comme un symbole de la mission que s’attribue son auteur. Car Mme Marholm trouve le courage de dire aux femmes de lettres, ses sœurs, leurs vérités les plus amères, sachant qu’elle s’attirera par là leur inimitié, mais résolue à les tirer à tout prix de leurs erreurs, et à leur crier intrépidement « ce qu’on ne dit pas. »

Quant au drame intitulé Karla Buehring, dont nous croyons la représentation fort difficile, malgré l’avis contraire de l’auteur, il nous parait une sorte de défi jeté par Mme Marholm aux critiques de ses premiers écrits. Elle ne s’est jamais montrée plus audacieuse ; nulle part elle n’a poussé plus loin l’anatomie des replis les plus secrets de la nature féminine.