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féministe étroit et philistin : on y avait attiré Sonia par l’appât d’une chaire, parce qu’on désirait s’attacher étroitement cette flatteuse recrue. Mme Kowalewska gagna tous les cœurs, grâce à la sociabilité franche et ouverte du tempérament russe : mais, de semestre en semestre, elle se sentit moins à l’aise dans ce milieu glacial, et, aussitôt ses obligations remplies, elle s’enfuyait bien vite en Russie, en Italie, en France ou en Angleterre. Son plus cher désir eût été d’enseigner à Paris. » — Bientôt ses cours l’ennuyèrent profondément, et, peu à peu, diminua le succès qui avait accueilli sa venue. Vers cette époque, elle se lia intimement avec la plus célèbre des femmes écrivains de la Suède, Mme Edgren-Leffler, et, fatiguée de la science, sentant parfois s’éveiller en elle des velléités littéraires, elle communiqua à son amie quelques inspirations que celle-ci utilisa dans ses écrits. Plus tard elle se décida à mettre par elle-même ses idées en œuvre, et commença cette courte carrière littéraire, témoignage des aptitudes universelles de ce rare esprit. Elle écrivit les Sœurs Rajewsky, souvenirs de sa jeunesse ; ensuite, une nouvelle excellente, Wera Woronzoff, dont l’héroïne est une jeune nihiliste ; enfin un roman qu’elle ne put achever : Væ Victis !

Ce fut pendant ces années de solitude morale presque complète qu’elle sentit s’éveiller en son cœur une soif ardente de cet amour qu’elle n’avait jamais goûté dans son mariage, ni même dans un épisode romanesque de sa vie, que Mme Marholm a raconté, non sans une pointe de dédain railleur. — Peu de temps avant la mort de son mari, mais déjà séparée de lui par leur ruine commune. Mme Kowalewska rencontra à Paris un jeune Polonais, « révolutionnaire, mathématicien, poète, une âme ardente comme l’était la sienne. Tous deux se fondirent dans une ardeur réciproque. Nul ne l’avait jamais comprise comme lui ! Nul n’avait mieux partagé ses humeurs, ses pensées et ses rêves ! Ils étaient sans cesse réunis, et, pendant les courtes heures qui les tenaient éloignés l’un de l’autre, ils s’écrivaient de longues effusions. Tous deux s’enthousiasmaient pour cette idée que les hommes ont été créés par couples, que tout homme et toute femme n’est achevé qu’après avoir trouvé sa moitié complémentaire. Cependant, ils ne firent jamais rien d’autre que parler, parler à perdre haleine, s’enivrer de leurs paroles, et s’assurer réciproquement que leur union était à jamais impossible. Le jeune homme voulait se conserver pur pour la vierge intacte qui lui était réservée, et qui