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plus le faire. C’est une charge insupportable pour moi, et d’ailleurs cela est indigne de toi. Nous serons égaux désormais : je veux te donner tous les droits que je possède moi-même, afin que tu puisses lutter contre moi à armes égales autour de l’os que nous nous disputerons comme des chiens affamés. Je ne le réclame plus pour moi seul ; mais en revanche, je ne le partagerai plus de bon gré avec toi comme aux temps de l’obscurantisme et du moyen âge. Empoignons-nous sans ménagemens pour la conquête de l’os : c’est notre droit de créature humaine à tous deux... Pourtant les exigences du cœur et de la chair subsistent. Concluons donc une alliance fondée sur la liberté personnelle, afin de nous soutenir mutuellement. Nous en trouverons le type dans la société avec apport restreint, limited, et nous nous unirons en vue de notre avantage réciproque. A chacun appartiendra ce qu’il apporte avec lui, et ce qu’il gagnera par la suite. Nous augmenterons notre capacité d’action en nous appuyant ainsi l’un sur l’autre. J’en ai bien besoin d’ailleurs, car le cours de ce siècle m’a diablement éprouvé.

« Nous soutenir réciproquement, répond la jeune femme indépendante, j’ai bien à faire de te servir de soutien ! Je serai bien plus tranquille toute seule, car je ne me connais, quant à moi, aucun besoin de cœur. Je n’en sais pas d’autres que manger, boire, dormir et travailler. C’est même ce dernier besoin qui est le plus pressant en moi. J’ai une soif inouïe de travail. Mes dons et mes talents se rouillent depuis des siècles dans l’inaction. Il faut que je devienne une « créature humaine » avant de pouvoir être femme. Stuart Mill, Bebel et Ibsen me l’ont appris. Nous sommes l’un et l’autre deux c. créatures humaines, » et rien de plus jusqu’à nouvel ordre. Fais donc sur ce sujet, cher collègue en humanité, autant de livres nouveaux que tu le pourras : cela seul est véritablement digne d’une « créature humaine. » Je lis tout ce que tu écris, et je bavarde aussitôt à perdre haleine sur le thème que tu m’as fourni. Ce genre d’appui ne te manquera pas de ma part.

« Après ces discours, les deux collègues en humanité se prennent par le bras, et marchent côte à côte, pensant et poétisant tour à tour, vers l’aurore rougissante du siècle futur. Mais le promeneur qui les rencontre alors dans le simple appareil de leur beauté nouvelle éprouve la même impression que devant certaines toiles de nos peintres modernes. Il se demande avec