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des molécules sociales : l’Espagne retournait à la barbarie, aux applaudissemens des collectivistes : « Ici, disait, dans un langage que nous connaissons bien, un de leurs journaux, la Solidarité, de Barcelone, rien ne tient plus du monde bourgeois ; tout s’écroule, armée, justice, finances, tandis que les forces révolutionnaires sont en plein développement. La bourgeoisie est un cadavre déjà en putréfaction ; une forte secousse ! et ses membres disloqués se disperseront à tous les vents. »

M. Pi y Margall contemplait cette œuvre de destruction, les bras croisés, avec la sérénité transcendante et béate d’un de ces dieux d’Epicure que le poète Lucrèce nous montre étrangers aux passions et aux infortunes des humains. Et c’était un spectacle effrayant que de voir ce chef d’Etat qui assistait, énigmatique, impassible et inerte comme une statue de pierre, à la ruine de sa patrie. Non seulement il s’interdisait de châtier ses amis les rebelles, mais il apparut que sa mansuétude touchait à la complicité. La vérité est qu’il n’y avait plus de gouvernement, même à Madrid, où l’on s’attendait de jour en jour à la proclamation de la Commune ; et c’était bien la Commune en effet, mais disséminée dans toutes les provinces de l’Espagne.

On eût dit qu’un vent de folie soufflait en tempête sur ce malheureux peuple. A Malaga, le dictateur Carvajal caracolait par les rues, avec un manteau blanc, des bottes jaunes et un sombrero décoré de plumes rouges. A Valence, le comité de Salut public, que la populace insurgée, affolée de soupçons, renouvelait sans cesse, en vint de chute en chute à avoir pour président un domestique d’une maison de tolérance. A Séville, un barbier, — le hasard a de ces ironies, — exerçait les fonctions de magistrat suprême. Un meeting estimait urgent de décréter la suppression de la pudeur, considérée apparemment comme une institution capitaliste et bourgeoise, et, s’il faut en croire les récits de l’époque, on aurait vu circuler dans Séville une voiture où le cocher, le valet de pied, deux messieurs et deux dames s’offraient aux regards dans un état de complète nudité. De tous côtés, la note bouffonne éclatait en des scènes dignes d’Aristophane, et Castelar pouvait se redire en soi-même l’admirable passage où Cicéron, d’après son maître Platon, retrace par des images si fortes les excès de l’état révolutionnaire, « alors que le peuple est dévoré d’une soif inextinguible de liberté, et que ses magistrats, semblables à des échansons imprudens, lui versent à pleine