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librement du monde avec eux. On rapporte que, Contreras étant venu commander l’armée de Catalogne, les soldats lui jetaient des oranges à la tête, d’ailleurs sans méchanceté, pour le plaisir[1] ! Ailleurs, ils avaient la gaieté moins douce, et il arrivait même qu’elle tournât au tragique. Dans ce cas, le général ou l’officier qui avait le malheur de déplaire se voyait arracher par les mutins les insignes de son grade, quand il n’était pas massacré, comme Cabrinety. Mais au fait, les soldats étaient-ils dans tout cela les plus coupables ? Et pouvait-on leur demander d’avoir plus de sagesse que les gouvernans ? Ils entendaient répéter que le règne était passé des armées permanentes et du service obligatoire. Ils voyaient le régime nouveau prodiguer sa sollicitude et toutes ses sympathies aux volontaires des faubourgs, allouant à ceux-ci une haute paye, tandis qu’eux-mêmes, pour aller se faire tuer par les carlistes, ne recevaient, et encore ! que leur faible solde. Enfin ils étaient livrés sans défense à la propagande effrénée des hâbleurs qui les fanatisaient, leur enseignant qu’ils étaient des dupes, et leur prêchant la « sainte insubordination. » Le fait est que l’armée tombait en décomposition, comme un grand bâtiment rongé par les termites.

Le pays de même. De toutes parts, on s’insurgeait au nom du dogme sacré de la Federal. De toutes parts, les « intransigeans, » jaloux de conquérir leur autonomie, se soulevaient sans attendre qu’une assemblée constituante eût doté légalement l’Espagne des bienfaits de l’organisation fédérative. Dans la plupart des grandes villes, et même dans les bourgades, des juntes révolutionnaires s’improvisaient et faisaient régner la dictature, rompant avec l’autorité centrale, jouant à l’Etat souverain. On devine quelle espèce de gens composait ces juntes : brouillons, casse-cou, illuminés et charlatans, ambitieux de bas étage, ouvriers beaux parleurs, chevaliers d’industrie, repris de justice, — cette lie des sociétés qui, lorsqu’elles sont troublées, remonte à la surface. La démagogie commençait son œuvre lugubre, et l’on put mesurer les effets de ces grands mots si vagues : fédéralisme, socialisme, anarchie

Le gouvernement cependant laissait faire.

MM. Figueras et Pi y Margall avaient inauguré une politique

  1. L’Essai loyal en Espagne, par MM. Louis Teste et Francis Magnard. Un volume, Paris, 1873. On trouve des détails curieux, aujourd’hui bien oubliés, dans ce petit livre plein d’aperçus et, je le crois, exact sous sa forme satirique.