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leur donner des armes que l’on prendrait dans les arsenaux. Il va sans dire que le décret obtint un accueil enthousiaste de tout ce que l’Espagne comptait de déclassés, d’écervelés, d’orateurs de clubs et de batteurs d’estrade. Il fut entendu que tout Espagnol devait avoir son fusil afin de pouvoir défendre les immortels principes, les « droits individuels, » et ce que naguère Castelar avait appelé, d’un mot si imprudent, « l’autonomie de chacun. » A Madrid, le lendemain du jour où le décret avait paru dans la Gaceta, 2 000 fusils du parc d’artillerie étaient livrés aux « volontaires. » Mais c’était bien insuffisant pour satisfaire l’impatience de tous les héros qui brûlaient de pourfendre les ennemis de la République. Dans la séance du 19 février, un dialogue édifiant s’engageait aux Cortès, entre un député et le ministre de la Guerre ; le député insistant pour qu’on disposât des armes en réserve dans les magasins de l’Etat, le ministre, qui hurlait avec les loups, affirmant que ces « armes, en effet, étaient inutiles. » Et cela se disait, se faisait en face des carlistes, avec un Trésor à sec, et alors que la démagogie montait à l’assaut. Après tout, ce ministre n’avait pas si tort ! Car les armes des dépôts étaient destinées aux soldats ; or qu’avait-on besoin de soldats, dès l’instant que « le peuple » était sous les armes ? Cette façon de raisonner était conforme à la pure doctrine. Et là encore, le péril pour la République lui venait de ses partisans et de leurs théories.

Depuis vingt ans, les républicains espagnols n’avaient cessé de battre en brèche l’organisation militaire. Plus d’armées permanentes, était l’un des articles de leur credo ; plus de conscription, no mas quintas ! était leur cri électoral. Don Emilio, pour sa part, n’avait jamais négligé une occasion, dans ses écrits et dans ses discours, de s’élever contre ce mode de recrutement, la terreur des campagnes. Il l’attaquait, selon sa coutume, avec des argumens de poète, d’homme sensible, comme auraient dit nos pères. Il avait vu, dans son enfance, les scènes poignantes auxquelles le départ des conscrits donnait lieu ; son cœur en avait reçu des impressions ineffaçables. Il ne pouvait admettre que « lorsque vient avril, quand la nature revit avec ses enchantemens, il y eût en Espagne quarante mille pauvres mères frappées au cœur[1]... » Il s’écriait (c’était en 1869, dans une discussion aux Cortès) : « Vous ne savez pas, vous qui avez été élevés à Madrid,

  1. Discursos parlamentarios en la Asamblea constituyente. Tome I, p. 91.