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pas bien difficile à découvrir. Dès que Bismarck pose dessus son doigt brutal, il se détend de toute sa puissance. Pour qu’il se redresse, il n’y a qu’à prononcer en sa présence certains mots ; deux mots notamment le secouent comme une décharge électrique : « Qui parle ici de vassalité et de peur ? » Qui en parle ? Bismarck, et il sait bien ce qu’il fait : il touche le ressort. Il sait d’ailleurs qu’il peut le toucher sans danger : « Quand une fois on possédait la confiance du roi Guillaume, on pouvait lui donner franchement un avis, et se laisser aller à lui adresser même des paroles violentes[1]. »

Hors ce très vif et très fort sentiment de l’honneur, tout le reste de l’âme est au respect ; cet homme est, avant tout, un gentilhomme, et ce soldat, un chevalier. Bismarck ne lui reproche que de l’être trop, particulièrement envers les femmes, et plus particulièrement encore envers sa propre femme, cette Augusta dont il fait jusqu’en politique la Dame, jamais absente, de ses pensées. Au jugement de Bismarck, le plus grand défaut ou la pire faiblesse du roi, ce sera la Reine, et déjà, chez le prince royal, c’est la princesse. Influence d’autant plus redoutable qu’elle est légitime, qu’on ne peut l’user par la déconsidération, puisque celle qui l’exerce n’est point une maîtresse, mais l’épouse, ni la neutraliser par d’autres influences du même genre, puisque ce chevalier est fidèle à sa dame et que, sur elle, son cœur s’est refermé. Femmes pour femmes, Bismarck n’est sans doute pas éloigné de conclure que mieux vaut avoir affaire aux maîtresses qui passent et qui lassent, qu’à l’épouse qui ne lasse pas et qui reste. Il en sentira doublement le poids, quand, à la princesse Augusta près de Guillaume, sera venue se joindre la princesse Victoria près de son fils, Frédéric : il connaîtra alors tout ce que peuvent ces « rapports du déjeuner » et la longue traînée que creuse après lui un avertissement, discret et couvert, glissé à l’oreille, qui expire en prière de femme. M. de Bismarck l’apprendra et, quarante ans plus tard, dans une retraite d’où l’on ne sort plus, écrivant ses Mémoires sur tant de grandes choses, c’est de cette petite chose peut-être qu’il se souviendra surtout ; de tant d’ennemis ou d’adversaires, combattus et abattus, c’est à ceux-là, à celles-là plutôt, qu’il aura le moins pardonné, parce que c’est de celles-là qu’il a eu le plus à craindre, et c’est contre celles-là qu’il

  1. Pensées et Souvenirs, t. I, p. 151.