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en empêcher la réalisation. M. Krüger n’ignore pas les desseins de M. Cecil Rhodes, qui ne tendent à rien moins qu’à la disparition et à l’absorption du Transvaal dans l’ample sein de l’Empire britannique. Le docteur Jameson a été l’enfant perdu et l’avant-coureur de cette politique : son équipée l’a un moment compromise, mais elle subsiste ; et M. Rhodes, assisté de loin par M. Chamberlain, en poursuit la réalisation avec cette fermeté de vues, cette continuité d’efforts, et cette absence absolue de scrupules que les Anglais savent apporter dans leurs entreprises. M. Krüger cherche à se défendre, et c’est pour cela qu’il a non seulement toléré, mais encouragé et pratiqué pour son propre compte la politique dont nous avons sommairement indiqué les traits principaux. Il a cru qu’une législation oppressive aurait pour conséquence de diminuer le nombre des nouveaux arrivans, et peut-être même de décourager quelques-uns de leurs prédécesseurs. Nous ne discutons pas son but, il était à quelques égards légitime ; mais les procédés ont été maladroits à force d’être vexatoires et ils ont finalement amené un résultat contraire à celui que M. Krüger s’était proposé. On est assez rapidement arrivé à la situation la plus fausse et la plus dangereuse, d’autant plus inextricable que, dans une certaine mesure, tout le monde avait raison, les uitlanders contre les Boers, et les Boers contre les uitlanders. Les uns se sentaient menacés dans leur existence politique et même nationale ; les autres se vantaient avec raison d’avoir mis le pays en valeur, d’en avoir fait la richesse, d’y avoir construit Johannesburg, une ville peuplée aujourd’hui de 100 000 habitans, d’y payer les huit dixièmes des impôts, enfin d’en être de beaucoup l’élément le plus actif, le plus industrieux, et à leur avis le plus intéressant. Malgré cela, ils n’y avaient aucun droit politique, aucun droit municipal, ou peu s’en faut, et, dans cette ville même de Johannesburg qui ne vit que par eux, toute l’administration, administration d’autant plus tracassière qu’elle l’était systématiquement, était entre les mains d’hommes d’une autre race qu’eux, ayant un esprit différent et des intérêts le plus souvent opposés, de sorte que la vie commune tournait à l’oppression de la majorité par la minorité. En laissant même de côté les questions d’intérêt, si importantes qu’elles fussent, il y avait quelque chose d’insupportable pour l’orgueil des Anglo-Saxons, habitués partout à se gouverner eux-mêmes et ayant la prétention justifiée de représenter une civilisation supérieure, à se voir faire la loi par une poignée de paysans dont le seul titre était d’avoir occupé le pays avant eux. Pendant des siècles, des pâtres aussi indolens que leurs troupeaux avaient couché