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filatures prennent le matin, dans des débits quelconques, du café et du cognac : à onze heures, encore du café et du cognac, avec une vague nourriture composée de harengs, de cervelas et d’attignoles ; elles consacrent moitié moins d’argent à la nourriture solide qu’à leur boisson. Les femmes qui ne travaillent pas au dehors boivent encore plus que les hommes. Elles ne vont pas chez un fournisseur, épicier, charbonnier, fruitier, sans prendre un petit verre. Les femmes de matelots, de journaliers, ont des habitudes analogues. Quelques-unes portent dans leur poche des fioles d’eau-de-vie, et elles y recourent à toute occasion. Les fermières sont dans le même cas. Le mal est universel.

Les mécaniciens et les chauffeurs des chemins de fer dont jusqu’ici l’on n’avait pas suspecté la sobriété, ont eux-mêmes cédé au courant. Bien payés, ils se nourrissent copieusement ; ils emportent des provisions de route qu’ils arrosent d’un litre ou d’un demi-litre d’eau-de-vie. Arrivés à leur terminus, ils se réunissent au café et continuent à boire.

Ce n’est pas seulement dans cette région normande, si profondément contaminée, que le fléau alcoolique a commencé de sévir dans les rangs des mécaniciens de chemins de fer. Déjà, sur les autres lignes, des symptômes pareils se manifestent. A Grenoble, le 4 septembre 1898, M. R. Picard, chef de l’exploitation de la compagnie P.-L.-M., disait aux médecins réunis autour de lui : « L’alcoolisme commence à faire quelque progrès dans nos rangs… L’alcoolique subit de bien dangereuses altérations des sens ; il ne voit plus distinctement les signaux ; il perd la mémoire, il est sujet à des hallucinations, à des crises nerveuses qui peuvent amener de terribles accidens. Il est nécessaire d’aviser. »

On voit l’étendue du mal. Il faut maintenant en examiner l’agent et le mécanisme d’action.

II

Mais qu’entend-on par alcoolisme ? C’est l’abus (et le simple usage continué est déjà un abus) de l’alcool. Les anciens connaissaient l’ivresse bachique qui se développe sous l’influence du vin pris en excès. Ils connaissaient l’ivrognerie qui est la répétition de cet enivrement. L’alcoolisme est autre chose. Il est l’effet, non du vin, mais de l’alcool. Et celui-ci date de l’alambic, qui est l’instrument par lequel on l’obtient. Les Arabes l’avaient couvert