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nous nous hâtons, crainte de le perdre de vue et de rester égarés dans ce pays sans routes. Mais nous avons beau trotter sur les cailloux sonores, nous n’approchons pas, tant l’horizon est reculé, tant les lointains se déroulent immenses.

Sur notre droite, à quelques centaines de mètres, deux gazelles s’ébattent, si légères qu’elles semblent voler. « Veux-tu chasser la gazelle ? » me demande Abdallah, les yeux brillans, ses instincts endormis de sauvage subitement réveillés et faisant craquer son faux vernis de demi-civilisé. Oh ! oui ! je veux bien courir dans lèvent à la suite des petites bêtes rapides. Et nous galopons ; les gazelles à notre vue s’enfuient, bondissent avec des sauts immenses où elles restent longtemps en l’air, leurs mignonnes jambes faisant, quand elles se posent, jaillir des cailloux et des étincelles. Elles nous gagnent de vitesse ; nous nous arrêtons ; Abdallah épaule son fusil à pierre, fait feu et les manque. Au fond je suis ravi ; elles sont si gracieuses, les gentilles bêtes, si heureuses dans les grands espaces libres ! Et nous nous hâtons de nouveau vers la caravane qui s’embrume dans le soir.

Cette fois, il faut se presser. Le ballon rougi du soleil est descendu sous l’horizon circulaire. La nuit tombe ici en quelques minutes. Tout va être noir, et nous nous perdrons dans l’espace sans bornes, où il n’y a pas de chemins tracés. Aux côtés du mehari, qui fait des enjambées apocalyptiques, je trotte, je trotte, dans la crainte délicieuse de nous trouver égarés.

Encore un arrêt. C’est l’heure du Mohgreb. Abdallah descend de chameau, s’accroupit, moitié agenouillé, et chante, en traînante mélopée, la mélancolique prière musulmane La Allah ilah Allah, la Allah ilah Allah... Dans la paix silencieuse de la nature, sous les premières étoiles qui versent leur sérénité douce, le spectacle est imposant, de cet homme à genoux devant l’immensité, tandis que le chameau découpe, sur le ciel de braise, ses contours noirs, grandis, informes, monstrueux.

La nuit est tout & fait venue quand la marche reprend. La caravane est invisible, et nous piquons droit dans la direction où nous la voyions tout à l’heure. Un peu inquiets, nous poussons des cris, qui résonnent dans l’air sonore. Mais rien ne répond. Heureusement nous avons nos bêtes, à l’instinct si sur de bêtes des déserts.

Nous galopons toujours. Le sol s’est abaissé insensiblement. Nous voici au fond d’un oued, parmi de petites dunes croulantes,