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qui s’écoule tout à plat, à peine relevée par cette petite Fronde, toute rurale et réglée sur les saisons, longtemps Bismarck n’avait pas aperçu de fin ; il n’avait entrevu qu’une distraction : « Je comptais bien vivre et mourir à la campagne, après avoir eu quelques succès comme agronome, après avoir peut-être aussi conquis quelques lauriers à la guerre, s’il en éclatait une. Si, gentilhomme campagnard, j’avais encore quelque ambition, c’était tout simplement celle d’un brave lieutenant de la Landwehr[1]. » Ainsi, bon laboureur, bon forestier, bon garde national : un horizon si bas qu’il le toucherait du doigt. C’est l’époque où M. de Bismarck tâche de se persuader à lui-même, — comme il voudra plus tard le persuader aux siens, — qu’il « s’intéresse plus à la croissance d’une rave qu’à toute la politique. » Mais, la politique, quand elle s’attache à vous, on ne la renvoie point ; elle le suit pas à pas dans la solitude de ses bois, et, de retour au logis, il l’y retrouve : c’est le premier et le plus fidèle de ses chiens.

Déjà, elle est de tous ses instans et de toutes ses habitudes ; il l’a dans le sang, dans ce sang qui ne fit qu’un tour, lorsqu’il se vit à la tribune du « premier Landtag réuni, » le 17 mai 1847, et que, pour ses débuts, il y « provoqua une tempête. » En cette âpre et frémissante joie que ressent, justement, à « provoquer la tempête, » l’homme né pour la politique, le dieu intérieur l’avertit : là était la voie de sa vie. Deux mois après, le 28 juillet, en épousant Jeanne-Frédérique-Charlotte de Puttkamer, c’était plus qu’une famille qu’il fondait : presque une dynastie.

Assurément, il a beau s’en défendre : du Brandebourg, de la Poméranie, de la vieille Prusse et de ce qu’il y a de plus vieux dans la vieille Prusse, il apportait une somme de préjugés aristocratiques et autres : il en était tout raide, tout hérissé ; tout étourdi aussi de « voir défiler » devant une Chambre prussienne « des clichés et des phrases importées du dehors ; » et c’est en quoi il était homme, et en quoi Prussien. Mais, par compensation, il eut tôt fait d’acquérir l’art de ne pas s’embarrasser de ces préjugés, s’ils menaçaient de contrarier ses desseins ; et c’est eu quoi il fut un Prussien supérieur et un homme extraordinaire. Or, comme, suivant le précepte du maître, avoir les apparences de la

  1. Pensées et Souvenirs, t. I, p. 19. — M. J. Klaczko (Deux Chanceliers), p. 69, fait allusion à un projet de voyage aux Indes que Bismarck aurait formé vers 1846. — À cette même date, on le voit très occupé à se faire nommer intendant des digues (Deichhauptmann), pour préserver de l’inondation Schœnhausen et ses dépendances.