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correcte distinction. Quelle nature sympathique ! Quelle mesure dans ses jugemens, bien que passionnés ! Comme il se connaissait lui-même ! Quelle modestie dans son juste orgueil ! Fromentin est une figure originale dont l’école française peut être fière ; ceux qui l’ont connu savent qu’il était l’homme de sa peinture, subtil et inquiet, alerte et précis, se cabrant sous l’obstacle. Il fut aussi l’homme de ses livres, gentleman fier et sans reproche, éloquent, adroit à tous les tours d’esprit et, avant tout, avide de vérité.

Une piqûre de mouche charbonneuse l’a tué au moment de ses plus beaux succès, alors que l’Académie allait s’ouvrir pour lui. Je l’avais quitté quelques semaines auparavant en pleine santé. Je venais de recevoir une de ses lettres où il mettait tout son cœur, à propos de mon premier livre dont je lui avais dédié une page inspirée par la baie de Douarnenez. Je me trouvais justement sur une des plages de cette baie que Fromentin aurait tant aimée, avec ses bords couverts de bruyères et dont les monts lointains revêtent cette couleur « fleur de pêcher » qu’il adorait, lorsqu’un ami m’apporta un journal en me disant avec émotion : « Fromentin est mort ! » Ils étaient à jamais fermés au monde, ces yeux si beaux et si avides du beau. Il était allé mourir à la Rochelle, près de son berceau, victime d’un accident bien rare, celui qui avait si courageusement bravé les soifs, les soleils et les scorpions du Sahara.

Il laisse une double gloire. L’écrivain y a peut-être la plus grande part, si méritant que soit le peintre. Il y a bien longtemps que Théophile Gautier m’a dit : « L’Eté dans le Sahara est un chef-d’œuvre. » Une année dans le Sahel est, presque au même titre, un admirable livre. Quelles merveilleuses pages aussi dans les Maîtres d’Autrefois, surtout celles sur Rubens !

Fromentin vécut assez longtemps pour connaître le succès de ces ouvrages. Mais les critiques ne lui pardonnèrent pas Dominique. Il en fut très attristé, et me dit un jour : « C’est pourtant ce que j’ai écrit de mieux ! » Hélas ! il n’a pas connu les acclamations qui le vengent aujourd’hui.

Bien différent de Fromentin, Troyon, dont je voudrais donner ici un rapide portrait, était un artiste d’une nature inculte et tout instinctive. Grand de taille, large d’épaules, légèrement obèse, le cou fort, le front se creusant un peu vers le milieu, sur des arcades sourcilières proéminentes, le nez gros et long donnant à son profil une sorte de courbe qui le faisait un peu ressembler à