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assistèrent. Ils furent tous les deux également acclamés. Je les vois encore entraînés dans des remous d’enthousiasme, ballottés, et, malgré leur résistance, poussés à la fois sur l’estrade où deux fauteuils les attendaient. Ils ne se regardèrent pas ; ils s’assirent en se détournant un peu de côté, à la façon des chevaux de trait des attelages russes. J’avais souvent entendu parler de leur antipathie mutuelle ; j’en ai eu la preuve ce soir là.

Un autre jour, les artistes se réunirent à l’Ecole des Beaux-Arts, pour des modifications à apporter au règlement. Il y eut aussi, à l’ordre du jour, la grave question d’un couvre-chef digne d’abriter le génie. On discuta le chapeau de Rubens, la toque de Michel-Ange, le béret de Rembrandt, et même la casquette de Buridan. On ne parvint pas à s’entendre. C’est alors qu’Hamon fit cette motion : « Je propose les bonnets à poil ! » Ils venaient d’être interdits pour les grenadiers des gardes nationaux, comme insignes de privilège. Imperturbable, le jeune néo-grec laissa passer une bordée de fous rires, puis il ajouta : « Les bonnets à poil, mais….. sans poil ! »

Cependant, à cette heure, il y avait dans l’air des questions moins mesquines, il y circulait un vent généreux, un ardent patriotisme qui n’excluait pas les causes des autres peuples. C’est avec un grand désintéressement qu’on s’échauffait à défendre ceux qu’on croyait opprimés, les Polonais, les Hongrois. Je sais tout ce qu’il y eut d’illusoire dans ces grands élans d’amour universel qui auraient voulu affranchir le monde malgré lui. Cela ne ressemblait point à cet internationalisme égoïste qui n’aura jamais rien de commun avec les manifestations des arts. Un idéal irréfléchi brûlait les âmes ; un naïf donquichottisme poussait des colonnes de volontaires, au départ desquels nous applaudissions, et qui croyaient tout vaincre par le seul prestige de leur conviction, rien qu’en chantant :


Toute l’Europe est sous les armes,
Cest le dernier râle des rois...


et qui, d’ailleurs, à la frontière, étaient aussi vite dispersées qu’une troupe de moineaux, comme en Belgique à Risquons tout !

Je ne me crois pas hors de mon sujet en racontant ces choses : à chaque époque tout sentiment qui domine influence les arts. Pierre Dupont est bien le poète du moment. Il associe son goût Du pittoresque à un très vif attendrissement pour les êtres humbles