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croisade que le bercement des flots apaisés repose des plus durs travaux. C’est là une conception de poète. Ces deux toiles sont parmi les meilleures de la galerie des Croisades et méritent une place à part dans le grand musée historique si plein de pacotille. J’aime à rendre cette justice à un artiste qu’une modestie profonde a tenu trop à l’écart ; travaillant à de pieux sujets avec une dignité tranquille, loin des expositions, à l’abri d’un intérieur où le foyer et l’atelier mêlaient leurs touchantes vertus ; car j’ai aimé cet artiste qui, jusque dans l’extrême vieillesse, a gardé une bonté et une candeur de cœur des plus rares.

Parmi les peintres de genre, nous admirions beaucoup Tassaert. Il y avait chez lui une pitié qui le poussait vers les humbles et les pauvres. Tout le monde connaît, au musée du Luxembourg, ce tableau si plein d’âme, où une mère et sa fille, dans une chambre misérable et nue, près d’un réchaud, pleurent, en proie aux premières torpeurs de l’asphyxie. Ce n’est pas une vulgaire sensiblerie qui a inspiré cette œuvre toute d’émotion profonde, et qui devrait être au Louvre, puisque son auteur est mort depuis 1874. Il y a là, outre le drame, une exécution très simple, une couleur fine et bien en situation. La tête de la vieille, type vrai du peuple, touche profondément par sa naturelle dignité.

Tassaert, très varié dans son œuvre, gagnerait à être revu dans son ensemble. On y remarquerait, outre diverses compositions dans le genre de celle que nous venons d’indiquer, des visions fantastiques : telle cette délicieuse bacchanale qui représente la Tentation de saint Antoine. Jamais le chaste anachorète ne s’est vu à une plus dangereuse épreuve. A genoux dans une vaste grotte, il reste immobile, stupide, aveuglé par l’éblouissante apparition. Parmi les effluves célestes que traverse la blanche lueur de la lune, dont le disque d’argent éclate à travers des remous d’ineffable azur, une longues théorie de femmes nues, aux chairs nacrées, venant des profondeurs du ciel, les dernières à peine visibles, a fait irruption par le porche rocheux et se déroule en spirale dans le8)(mouvemens du plus voluptueux et mol abandon. La tête du cortège est arrivée près du saint stupéfait, et la plus belle des tentatrices lui offre un verre de vin. Oh ! ce verre de vin ! De quelle chère garance en feu Tassaert l’a enluminé ! Ce n’est pas une vulgaire nature morte que l’ensorceleuse présente au pauvre ermite. On y sent une inspiration passionnée. Hélas ! ce malheureux Tassaert aimait trop le vin... Le vin l’a tué, et