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aux emplois, il attendait, dans sa chaire, que l’on vînt lui arracher sa toge... » L’attitude était belle ; mais l’argument laissait à désirer. Néanmoins, le ministère n’osa pas pousser jusqu’au bout les choses. Castelar avait obtenu cette chaire au concours ; Narvaëz se contint, attendant sans doute une occasion, laquelle ne tarda pas à s’offrir.

Le gouvernement luttait contre ces embarras financiers qui sont un des maux chroniques de l’Espagne. On avait fatigué le crédit étranger, épuisé les ressources ordinaires, et le ministre des Finances en était réduit à proposer une anticipation d’impôts, lorsque soudain l’on apprend que la Reine, touchée de la détresse du Trésor, abandonne spontanément son patrimoine à la nation. Il y eut une explosion d’enthousiasme. On se récriait sur tant d’abnégation ; Madrid illuminait ; les provinces envoyaient des adresses. Au Congrès, dans la salle des Pas-Perdus, députés et journalistes entouraient Castelar : « Pour le coup, disait-on, vous voilà désarmé ! — Nous verrons bien, répondait-il. » Et, le lendemain, la Democracia publiait un article sous ce titre : A qui est le patrimoine royal ? Dans cet article, il s’attachait à prouver, textes en main, que les souverains constitutionnels ne devaient posséder que leur liste civile, et que le patrimoine de la Reine était en réalité le bien de la nation. Nul n’y avait pris garde, non plus qu’aux stipulations qui accompagnaient la donation et à leurs conséquences onéreuses pour le Trésor. Ce qu’étaient ces clauses, Castelar le montrait dans un second article, dont le titre même est demeuré célèbre : El Rasgo (le Trait)[1]. Qu’était-ce donc que ce trait d’abnégation tant admiré ? « Une vaste tromperie ! »

El Rasgo obtint un succès prodigieux ; ce fut comme une averse sur un feu de joie. On s’empressa de destituer le professeur. Bientôt, il est vrai, Narvaëz dut céder la place à O’Donnell. Mais O’Donnell ou Narvaëz, pour Castelar, n’était-ce pas tout un ? Les hommes étaient changés, non le régime détesté, cause de tout mal ! C’est pourquoi O’Donnell avait beau le rétablir dans sa chaire, le journaliste poursuivait son attaque implacable ; et déjà, entraîné sur la pente rapide, il touchait au point fatal où les révolutionnaires passent des paroles à l’action ; où la lutte sans merci, commencée dans la presse, s’achève dans la rue au milieu du sang...

  1. Cuestiones, t. Ier.