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de nous ? pourquoi, de laisser voir naïvement notre émotion ? pourquoi surtout de dire et d’assurer tous ceux qui l’ont aimé que, nous aussi, d’un Victor Cherbuliez, — romancier brillant et fécond, philosophe aimable et profond, publiciste dont les opinions et le nom faisaient autorité dans les chancelleries et dans les ambassades, — ce que nous regrettons le plus, c’est lui, c’est lui-même, c’est l’homme qu’il fut, et c’est, Messieurs, la « valeur morale » qui disparaît avec lui ?


Ses débuts furent éclatans. « Je sors de la leçon d’ouverture de Victor Cherbuliez, — écrivait Amiel, dans son Journal, à la date du 9 janvier 1861, — abasourdi d’admiration. Si c’est une lecture, c’est exquis ; si c’est une récitation, c’est admirable ; si c’est une improvisation, c’est étourdissant. » Et déjà Genève entière partageait l’admiration d’Amiel ; et les Causeries athéniennes répandaient à travers l’Europe le nom de Victor Cherbuliez ; et le Comte Kostia, Paule Méré, l’Aventure de Ladislas Bolski l’égalaient à ceux des Feuillet et des Flaubert ; et pendant trente-six ans, vous le savez. Messieurs, le romancier soutenait l’éclat de ces débuts. Ai-je besoin de vous rappeler Meta Holdenis, Miss Rovel, Samuel Brohl ? tant de romans, où la poésie de la nature, et la vérité de l’observation des mœurs cosmopolites se mêlent si curieusement aux fantaisies de l’imagination tour à tour la plus gracieuse ou la plus hardie, et à la satire des vices ou des ridicules éternels de l’humanité ?

Victor Cherbuliez, à cette époque, habitait encore Genève, et, de là, comme d’un observatoire unique alors en son genre, tous ces Polonais et tous ces Russes, tous ces Allemands et tous ces Anglais, tous ces aventuriers et toutes ces grandes dames, toutes ces institutrices et tous ces conspirateurs, il les avait vus défiler devant lui ; il en avait rencontré, connu, fréquenté quelques-uns ; et la critique ne lui adressait qu’un reproche, qui était de leur avoir quelquefois trop généreusement prêté la séduction de son esprit et les grâces de sa conversation.

Et, en effet, c’était sa marque ; et il lui était aussi impossible de manquer d’agrément et de charme qu’il le lui fut jusqu’à son dernier jour de prendre ses pinceaux pour faire le portrait des gens qui ressemblent à tout le monde. On le vit bien, vous vous le rappelez, quand après 1871, fils de Français exilés par la révocation de l’Édit de Nantes, il réclama le bénéfice d’une loi réparatrice, et qu’il se fut installé parmi nous pour ne nous plus quitter. L’Idée de Jean Téterol ; Noirs et Rouges ; la Ferme du Choquard ; Ollivier Maugant, combien d’autres