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un seul trait qui nous aide à comprendre le caractère de Nietzsche, ni même à nous représenter sa physionomie.

Encore ces souvenirs de M. de Seydlitz sont-ils une mine de renseignemens précieux en comparaison de ceux que nous offre, dans un ouvrage récent, Mlle Malwida von Meysenbug, une dame qui a été, des années durant, la confidente de Nietzsche, en même temps que l’amie de Richard Wagner. Cette dame nous raconte tout au long un séjour qu’elle a fait, en compagnie de Wagner et de Nietzsche, à Sorrente, durant l’hiver de 1876 : mais elle n’a guère pris note que de ce qu’elle leur a dit, et rien n’est plus singulier que ces récits où un mot de Nietzsche, sur Gœthe, sur Cervantes, sur Sakountala, est aussitôt suivi d’une longue réfutation de Mlle Malwida von Meysenbug. La seule conclusion à tirer de ces Souvenirs est que les nietzschéens se trompent en contestant l’irifluence exercée sur Nietzsche par un positiviste allemand, le docteur Paul Rée, auteur d’un livre sur l’Origine des sentimens moraux. La vérité est que cette influence a été énorme, décisive, et que durant plusieurs mois Mlle Malwida von Meysenbug a vu son ami, sous l’effet des idées du médecin positiviste, se détacher successivement de toutes les croyances que, naguère, Schopenhauer et Wagner avaient fait naître en lui.


Ainsi ces lettres, ces souvenirs, et vingt autres documens du même genre publiés dans ces derniers temps, ont pour caractère commun d’être à peu près inutiles. Ou même, s’ils ne nous apprennent rien qui puisse ajouter à la gloire de Nietzsche, quelques-uns d’entre eux risquent, par contre, de la diminuer, en nous fournissant la preuve d’un fait dont nous n’avions, jusqu’ici, que la présomption. Ils nous prouvent, en effet, qu’au moment où Nietzsche a écrit les plus fameux de ses livres, au moment où il a proclamé la « morale des maîtres, » invoqué l’avènement du « super-homme, » et renouvelé la vieille doctrine pythagoricienne de la « Grande Année, » le malheureux était déjà fou, mais positivement, matériellement fou : ce qui achève de nous mettre en méfiance contre le sérieux de ses théories. Il présentait à un degré extraordinaire les signes les plus typiques de la manie des grandeurs et de la manie des persécutions ; et bien avant la crise suprême, où sa raison a définitivement sombré, un bouleversement complet s’était produit en lui, qui avait eu pour résultat de déplacer, si je puis dire, le point de vue de sa pensée, pour concentrer celle-ci, tout entière, sur lui-même.