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universel, nie la liberté individuelle, annonce la disparition de l’art, suspect d’être inutile, heurte par conséquent toutes les croyances qui ont été jusqu’alors celles de George Sand. Celle-ci regimbe d’abord, puis peu à peu se soumet. Seulement le maître a tôt fait de tourner au despote : grossier, rude, entêté, tout à la fois jaloux et infidèle, le farouche Éverard est un bon spécimen de ce qu’il peut y avoir de vanité chez un démocrate, d’étroitesse d’esprit chez un égalitaire et d’égoïsme chez un ami de l’humanité. Un intermède sans importance, l’intimité avec le jeune Mallefille, nous mènerait jusqu’à la liaison avec Chopin et au lamentable séjour à Majorque. Comme d’ailleurs toutes les âmes excessives s’appellent et s’unissent par une mystérieuse attraction, un Liszt, un Lamennais prennent place parmi les maîtres de l’esprit de George Sand. Le roman de ses amitiés féminines n’est pas moins frappant. Celles que nous lui voyons pour amies, c’est cette frénétique Mme Dorval, c’est la comtesse d’Agoult, grande dame ennuyée, qui, dupe à son tour d’un idéal de convention, et pour jouer les rôles de victime de la passion, d’Égérie et de Béatrix, vient de se sauver avec le pianiste à la mode.

J’aurais évité cette énumération des premières liaisons de George Sand, si l’intérêt littéraire ne rejoignait ici l’intérêt biographique. Car la période de l’œuvre de George Sand à laquelle se limite jusqu’ici l’étude de Wladimir Karénine est celle des romans individualistes, depuis Indiana jusqu’aux Lettres à Marcie. La baronne Dudevant y exhale ses rancunes de femme malheureuse en ménage. Et guidée par son expérience personnelle, appliquant à son cas les théories du romantisme, elle en tire, au point de vue de la condition de la femme, des conclusions dont aucun des chefs de l’école ne faisait mine de s’aviser. Le romantisme, en effet, était jusqu’alors resté entre les mains des hommes, qui n’avaient pas manqué de s’en servir comme d’un nouvel instrument pour leur propre glorification. Les René, les Didier, les Hernani, sont des héros d’une fatuité toute masculine et naïvement persuadés que le rôle de la femme doit consister à se sacrifier pour eux. Mais il arrive que sur son chemin le romantisme trouve accueil dans une âme féminine. Et peu de femmes ont été femmes plus que George Sand. Elle est femme par tout ce qui est de l’esprit, la mobilité, la facilité à se contredire, l’intrépidité dans la déduction logique, le don de perpétuelle exagération, femme par le romanesque de l’imagination, par l’abondance verbeuse de l’expression, et femme surtout par ce qui vient du cœur : la bonté foncière, la sensibilité toujours prête, les élans enthousiastes ; car sans doute les