Page:Revue des Deux Mondes - 1899 - tome 154.djvu/422

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de ces vieux mandarins cuirassés de broderies rutilantes et bottés de soie, dont le faciès hypocrite et dur a comme un faux air de Louis XI. Et nous apercevions, au fond des riches boutiques, assis sur leurs fauteuils de bois verni, les gros marchands immobiles, la pipe à la main, absorbés par leurs calculs ou abîmés dans un rêve érotique. Ces bourgeois dignes songent assez souvent aux petits pieds des femmes.

Je les ai retrouvés, un soir, sur les bateaux de fleurs. La rivière était sombre ; les fanaux des rameurs faisaient saillir sous leurs blêmes éclairs les monstres peints à la proue des jonques, et des voiles fuyaient autour de nous, chauves-souris du fleuve. Nous abordâmes à des espèces de pontons amarrés les uns aux autres et dont les flots entre-choquaient doucement les lourdes ténèbres. Leurs maisons ne sont pas toutes ouvertes. Quelques-unes restent hermétiquement closes, bien qu’on sente leur noirceur habitée. Des formes humaines accroupies en gardent le grillage des portes. Les coolies et les mendians encombrent les passerelles avec un murmure de voix traînantes et des claquemens de sébiles. Et, soudain, on sort de l’ombre en pleine féerie.

L’intérieur des restaurans de joie saisit d’autant plus que leur façade est laide et malpropre. Des arabesques d’or descendent des plafonds, courent le long des lambris, se jouent dans l’air, se découpent sur la dentelle des cloisons. Escabeaux, fauteuils et divans tendus de rouge, tables massives, l’étincellement des lustres, l’amoureux éclat des robes de soie, un indéfinissable parfum d’Orient, des fumées orgiaques, et le bercement du plancher sous vos pas, tout vous apparaît comme une illusion merveilleuse, un jeu de lumière et d’or dans les mains de la nuit. Ils sont là, les graves Chinois, jeunes ou vieux, figures émaciées, visages ovales ou faces rondes, épuisés ou vigoureux. La flamme noire de leurs prunelles, leur carnation d’ambre plus chaude sous la pourpre et les lustres, imprime parfois à leur physionomie une étrange beauté. Ils s’étendent sur des chaises longues, trempent de temps en temps leurs lèvres dans une tasse de thé, ou cueillent à une soucoupe un pépin de melon grillé qu’ils font craquer entre leurs dents. Mais surtout ils fument, et, à travers le nuage qui les entoure, ils suivent d’un œil mi-clos les formes vaporeuses des chanteuses et des petites courtisanes.

A leurs pieds des musiciennes raclent l’archet sur un violon monocorde, et d’autres frappent du même coup de leurs deux baguettes