donne un humide éclat, se promènent les mains sur les hanches, le ventre en avant, avec une omnipotence de matrones. De gros marchands en robe de soie circulent d’un pas rapide, l’éventail entre les doigts, la tête haute, le front soucieux, les narines ouvertes comme des chiens à l’affût. Et que de types divers, depuis la laideur bestiale des mufles écrasés jusqu’au pâle ovale des dédaigneux adolescens ! Toutes les femmes que j’ai vues étaient laides ou hideuses : mais les hommes, surtout les jeunes hommes, ont souvent une grâce indolente et sur leurs lèvres, plus mobiles que leurs yeux, l’expression d’un scepticisme hautain. Ils cheminent, la tête légèrement inclinée, les bras perdus dans leurs manches de pierrots. Ce qui se passe autour d’eux ne leur tire pas un regard. Je pense qu’ils méprisent les autres Asiatiques presque autant qu’ils font des Européens.
Les rues et les boutiques regorgent d’une foule affairée : peu de mendians, très peu de misère apparente, et une faible rumeur. Par les fenêtres des maisons chinoises, dont l’étage supérieur avance et repose sur des piliers de bois peint, on découvre des intérieurs somptueux, des ameublemens massifs et dorés. Le long des routes défilent des charrettes traînées par de grands zébus, chargées de bois couleur de sang ; des malabars, ces espèces de carrioles à persiennes attelées de petits chevaux ; des djinrikishas à deux places où un pauvre hère, coiffé d’un chapeau pointu, voiture de son trot résigné un couple de Chinois taciturnes.
Le soleil couchant nous surprit assez loin du port, dans un quartier plus tranquille. Des groupes de Malais se dirigeaient du côté de leurs mosquées. Nous franchîmes le seuil d’une cour où grimaçait un temple hindou. On y jouait aux cartes devant des tètes monstrueuses de Siva, des têtes écarlates, aux prunelles de charbon, et dont les crocs blancs se recourbaient comme des cornes de bélier. Sous un hangar, les hippogriffes de deux chars carnavalesques déployaient leurs grandes ailes peintes. Le portail d’entrée, surmonté de plusieurs étages d’ornementations, était tendu d’une toile rouge où je lus en lettres noires : Dieu sauve l’Impératrice des Indes !
Je comprendrais que cette inscription fût sincère, et je comprendrais aussi que les Chinois fissent brûler des baguettes d’encens devant la tablette de la reine Victoria. Cette île de Singapour n’a pas été conquise dans le sang : c’est une colonie privilégiée. Les Anglais l’ont payée en livres sterling. Ils en ont