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M. de Bismarck s’en allait parce qu’il n’approuvait pas la réunion de la Conférence ouvrière à Berlin ; que son intraitable nationalisme allemand et prussien avait été choqué de voir l’Empereur s’engager dans les voies de l’internationalisme, ne fût-ce qu’en provoquant une entente entre gouvernemens ; qu’Allemand comme il l’était, Prussien comme il l’était, peu lui importait la question ouvrière, la question sociale, autre part qu’en Allemagne ; que, d’ailleurs, bien que lui-même, et lui le premier, eût sacrifié au socialisme d’Etat, il ne pouvait admettre que l’on versât ainsi dans il ne savait trop quelle espèce d’empire démocratique ou de césarisme humanitaire. Et, comme partout, il y avait des gens mieux informés, qui dramatisaient. L’Empereur, vous glissaient-ils en confidence, allait poser pour son portrait chez un de ses peintres ordinaires, et, par hasard, dans l’atelier de ce peintre, il avait trouvé un modèle, ancien mineur des mines de Westphalie. Il l’avait fait causer, et l’homme l’avait, en lui narrant les peines de ses compagnons de travail, navré à ce point, qu’au retour il avait mandé Bismarck, lui avait tout répété, et, d’une voix frémissante, avait conclu : « Je ne veux pas que de pareilles choses puissent se passer en Allemagne ! » Sur quoi, le chancelier, avec un sourire narquois et une sorte de commisération sceptique pour cet élan de jeunesse, aurait dit : « Alors, Sire, je vais vous envoyer ma démission, et Votre Majesté n’aura qu’à associer le vieux mineur à l’Empire ! » Et, la démission n’arrivant pas, l’Empereur l’aurait exigée, non point pour associer le vieux mineur à l’Empire, mais pour n’y plus « associer » personne qui s’arrogeât le droit de lui faire aussi hardiment la leçon.

Cependant la Conférence ouvrière s’ouvrit, et Bismarck reçut les délégués, calme, empressé, et même câlin, avec une coquetterie, peut-être un peu trop marquée, de sereine équanimité, comme s’il eût voulu les convaincre que ce n’était pas à cause d’eux qu’ils se brouillaient, l’Empereur et lui. Et ce n’était que la vérité ; la vérité était qu’ils se séparaient, parce qu’ils ne pouvaient vivre ensemble. « Ich aber kann nicht mit Proskynesis dienen ! Je ne puis pas servir avec adoration, » déclarait hautement Bismarck. De son côté, Guillaume II, ardent et fier, plein de la juste conscience de sa propre valeur et de son propre droit, comme du juste orgueil de sa race et de la dignité impériale et royale, Guillaume II, Empereur et Roi, ne voulait plus de serviteur qui servit en