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doctrine politique ; et il est pourtant le politique le plus puissant, peut-être de son siècle, mais, en tous cas et certainement, de son quart de siècle. D’autres s’obstinent et s’égarent dans la recherche de l’absolu, à la poursuite des lois naturelles : pour lui, il n’écoute et n’entend que la leçon des contingences. Il n’oublie pas qu’il n’est point chargé de faire la fortune de l’éternelle et universelle humanité, mais de procurer le plus de bien-être possible à quelques années et à quelques provinces d’humanité. S’il n’y avait pas de frontières, et si l’humanité ne formait qu’une seule nation, l’antique débat entre le libre-échange et la protection serait supprimé, faute de raison d’être. Mais il y a des nations, il y a des frontières, et notre continent européen, tout petit, n’est que frontières et nations. Et c’est dans ce fait, sans qu’il soit besoin de tant de traités ou de manuels, que M. de Bismarck a puisé ses motifs de devenir protectionniste[1]. Il a été protectionniste moins pour avoir lu Frédéric List que parce qu’il était un Allemand et un Prussien de 1871. Il a été protectionniste, parce qu’il ne vendait plus son bois : « Il y a longtemps que je ne vends plus mes troncs de charpente : tout au plus mes poutrelles pour le revêtement des puits de mine[2]. » Il a été protectionniste, parce que, à Friedrichsruhe, « il mangeait du pain russe. »

De doctrine ou de théorie, pas l’ombre. Il a étendu à l’économie politique la haine dédaigneuse qu’il avait vouée à ce qu’il nommait « la politique des professeurs ; » et l’on sait avec quelle moue de colère et de pitié tout ensemble il parlait, par exemple, du « professeur » Gladstone, car, pour Bismarck, on devenait facilement un « professeur : » il suffisait de s’attacher quelquefois à quelque chose qui ne fût pas de pur empirisme. Sa politique, à lui, économique ou autre, est taillée à même la réalité, et il n’est pas de réalité si vulgaire ou si plate qu’il éprouve le besoin de la relever par une philosophie ; la réalité est ceci : donc ceci est la matière, et la seule matière, de la politique. Tous les « professeurs » de la terre et tous leurs systèmes ne feront point qu’il vende ses troncs de charpente, quand il ne les vend pas, ou qu’il ne mange pas du pain russe, quand il en mange. Voilà le fait

  1. C’est ce que M. Canovas del Castillo, dont la physionomie avait plus d’un trait commun avec celle de M. de Bismarck, — mais qui, lui, faisait volontiers de la théorie ou de la doctrine, — a expliqué, pour son compte, dans un article ou un discours intitulé : De como he venido yo a ser proteccionista. — Voyez Problemas contemporaneos, t. III.
  2. Cité par M. Andler. Le Prince de Bismarck, p. 223.