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pend de l’Empereur et du chancelier, — c’est justement le chancelier ; et pendant ces vingt ans, de 1871 à 1890, à côté de Guillaume Ier, c’est Bismarck.

Pendant vingt ans, une bonne part, la meilleure peut-être, de l’Allemagne et de l’Empire est en lui ; et l’on dirait qu’il les absorbe, mais lui, professe que leur durée et sa durée ne sont qu’une durée, que sa continuité fait leur perpétuité. Tout près du souverain, on n’est pas sans en prendre ombrage ; on l’accuse d’ambitions ridicules qu’il n’a point, une seule ambition suffisant à remplir une âme comme la sienne, parce que l’ambition est toujours à la mesure de l’âme et que celle-ci, quoiqu’elle ait en un coin secret ses petitesses et comme ses rétrécissemens, dépasse infiniment la commune mesure. Il est sincère jusqu’au fond, quand, en s’aimant lui-même, il croit aimer l’Allemagne, et quand, en aimant le pouvoir, il déclare n’aimer que l’Empereur. S’il ne veut pas que, de son vivant, il y ait un « après lui, » c’est réellement qu’il est plein d’inquiétude, pour l’Allemagne et pour l’Empire, sur ce qu’il pourra bien y avoir après lui.

De tout temps il a cette crainte ; l’Empire allemand n’existe pas encore, il est encore premier ministre du roi de Prusse, que déjà, avec une pointe de paradoxe, il l’exprime. C’est en 1866 ; il est à table auprès de la princesse Victoria, femme du futur empereur Frédéric, qui est loin d’être prévenue en sa faveur. Une conversation aigre-douce s’engage : « Madame la Princesse me dit, d’un ton moitié sérieux, moitié badin, que j’avais l’ambition de devenir roi ou pour le moins président d’une république. Je lui répondis, sur le même ton moitié badin, moitié sérieux, que personnellement je n’avais pas l’étoffe d’un républicain, que j’avais été élevé dans les traditions royalistes de ma famille et que j’avais besoin pour mon bonheur sur terre d’une organisation monarchique ; j’ajoutai que je rendais grâce à Dieu, qui m’avait appelé, non à vivre comme un roi qu’on exhibe sur un plateau, mais à rester jusqu’à la fin de mes jours un fidèle serviteur de Sa Majesté. Je ne pouvais, dis-je en outre, garantir que ces sentimens fussent conservés intacts et tout aussi répandus dans la génération suivante ; non pas tant faute de royalistes, mais faute de rois. « Pour faire un civet, il faut un lièvre, et pour une monarchie, il faut un roi. » Je dis ensuite que je ne pouvais pas garantir non plus que, faute d’un roi, la génération prochaine ne devint républicaine. En parlant de la sorte, je