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même qu’on l’avait fait servir autrefois à y introduire les radicaux. Avons-nous besoin de dire que cela est très grave ? En tout cas, personne ne se serait attendu à ce que l’initiateur responsable de ce mouvement fût M. Waldeck-Rousseau, c’est-à-dire l’homme qui, dans les rangs de l’opposition, avait protesté avec le plus de vigueur, le plus d’éloquence, le plus de dédain, le plus de mépris même, contre les ministères de concentration. Nous vivons dans un temps où il faut sans doute s’attendre à bien des choses : cependant on ne s’était pas attendu à celle-là. Autrefois, les hommes politiques tenaient à honneur de donner et de conserver une signification précise à leur nom ; ils représentaient des idées, des principes, un programme, des procédés, et même un personnel de gouvernement particuliers. Quand on les appelait au pouvoir et qu’ils en acceptaient la charge, on savait d’avance, à peu de chose près, ce qu’ils feraient, et encore plus sûrement ce qu’ils ne feraient à aucun prix. Les malentendus étaient rares, les surprises aussi. La lutte, alors, était franche et loyale entre les partis, parce qu’elle était claire. Le pays pouvait la comprendre et, d’après elle, se former une opinion. Tout cela est bien loin ! C’était au temps où M. Thiers, après avoir fixé son idéal politique, terminait un de ses plus éloquens discours en s’écriant : « On nous dit souvent que cela viendra, mais que cela viendra tard. Eh bien, soit ! Je me rappelle en ce moment le noble langage d’un écrivain allemand qui, faisant allusion aux opinions destinées à triompher tard, a dit ces belles paroles que je vous demande la permission de citer : — Je placerai mon vaisseau sur le promontoire le plus élevé du rivage, et j’attendrai que la mer soit assez haute pour le faire flotter. » — Le nautonier d’aujourd’hui descend modestement de son promontoire élevé jusqu’au niveau de la marée basse, et il se contente de radouber pour un nouveau trajet la barque qu’il trouve misérablement échouée sur la plage. C’est une autre conception et une autre pratique gouvernementales : elles méritent une moindre admiration.

Telles sont les observations générales que nous suggèrent la crise d’hier et la manière dont elle a été dénouée. Si nous entrons dans le détail, il s’en faut de beaucoup que notre surprise soit diminuée : elle ne perd rien de son intensité, ni de son amertume. Toutefois il serait difficile de garder jusqu’au bout un langage grave et sérieux, en présence d’une pièce qui n’est pas une tragédie, ni un drame, ni même un mélodrame, mais un simple vaudeville. Les quiproquo, les malentendus, les reconnaissances imprévues, les entrées et les sorties des personnages, tout cela est le fait du pur hasard et suit la marche la