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et, gens pratiques, ils ne perdent jamais de vue ses intérêts temporels. M. de Lanessan a raconté qu’en 1863, se rendant au Gabon, il relâcha au cap des Palmes, où des pasteurs de l’église anglicane avaient fondé une importante mission. Il constata avec surprise qu’au lieu de circuler à demi nues ou vêtues simplement de la longue chemise flottante, traditionnelle dans le pays, toutes les négresses portaient des robes à corsages, à jupes taillées sur des patrons européens. Elles étaient grotesques, elles étaient affreuses, mais elles faisaient gagner de l’argent aux marchands anglais et aux fabriques de cotonnades de la Grande-Bretagne, et c’est à quoi avaient pieusement songé les missionnaires qui les endoctrinaient.

L’utilitarisme anglo-saxon ne s’adaptera jamais tout à fait à notre tempérament, à notre tour d’esprit ; mais une certaine idéologie creuse, trop en faveur dans notre parlement, est le fléau, la mort des colonies. Une compagnie à charte qui s’empare d’un pays s’occupe tout d’abord d’y construire un chemin de fer ; en arrivant au Tonkin, le premier acte de M. Paul Bert, dit-on, fut de faire afficher à Hanoï les Droits de l’homme. On a remarqué depuis longtemps que notre humeur sociable, la souplesse de notre caractère font de nous un peuple essentiellement colonisateur, que nous avons plus de facilité que personne à frayer, à entretenir commerce, à nous mélanger, à nous fondre avec les indigènes. Mais ne nous piquons pas de les convertir à nos dogmes : nous avons de meilleurs services à leur rendre. Nos principes sont plus humains que ceux de M. Harvey Brown ; mais rappelons-nous que, quand on en vient à l’application, il faut se défier de tous les principes, qu’ils sont souvent de la graine de niais. Laissons à l’Anglo-Saxon son arrogance et sa morgue, tâchons d’avoir comme lui le sens pratique et ce que Napoléon Ier appelait l’esprit de la chose. En matière de colonisation, l’esprit de la chose consiste à créer des colonies qui attirent les colons et les capitaux.


G. VALBERT.