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chose, on évite le mot ; mais M. Brown est un brave, qui méprise toutes les hypocrisies, et le mot ne l’effarouche point. L’esclavage ne lui inspire aucune antipathie ; quand on en sait tirer parti, c’est une institution bienfaisante, qui a fait ses preuves aux États-Unis. Personne n’a plus travaillé à l’éducation et au relèvement du noir que les planteurs des États du Sud : « Ils ont initié leurs esclaves à toutes les industries de la plus progressive des races, et, façonné par eux, le noir a atteint à un degré de perfectionnement que ses congénères n’atteindront pas en mille ans. »

Quant aux districts relativement salubres, où l’Européen peut vivre, subsister, prospérer sans le secours de l’indigène et se suffire à lui-même, il faut se garder d’y introduire l’esclavage déguisé. M. Brown a vu dans la Rhodesia méridionale des prospecteurs américains et australiens, qui, pour s’épargner le mortel ennui de surveiller de stupides ouvriers cafres, creusaient leurs mines de leurs propres mains. M. Brown, qui, avant de devenir fermier, avait été pris un instant de la fièvre de l’or, affirme avoir manié lui-même durant plusieurs semaines le pic et la pelle sans en avoir éprouvé aucune indisposition. Autre principe : partout où le blanc trouve son avantage à se passer du noir, il ne lui imposera pas le régime du travail forcé, mais, quand le noir est inutile, il devient facilement gênant, et « la loi inexorable du progrès » nous autorise à nous débarrasser de lui.

La vallée du Zambèze renferme de grandes étendues de terres fiévreuses, où l’Européen ne peut songer à établir son domicile. Il ne tient qu’à lui d’y déporter les noirs qui le gênent. Il n’est, selon M. Brown, aucune loi divine ou humaine qui lui interdise de se réserver les territoires à sa convenance et d’en déloger les intrus qui les ont occupés avant lui. On alléguera peut-être que ce sont là des procédés que réprouvent les consciences délicates. M, Brown les met à l’aise, en prétendant que le nègre n’a qu’une notion très vague de la propriété, qu’on peut le déposséder de son bien sans compromettre sérieusement son bonheur, sans déranger l’idée qu’il se fait de la justice. A vrai dire, Mlle Kingsley en juge tout autrement. Elle affirme que l’Africain croit fermement à la propriété, qu’il en connaît deux sortes, la propriété de famille qui se possède en commun, la propriété privée qu’un individu acquiert par son savoir-faire, par son industrie, que, personnelle ou commune, sa propriété lui est sacrée, très sacrée, que comme nous, quand on lui prend son bien, il crie au voleur. Il y a cent à parier contre un que dans cette affaire, c’est Mlle Kingsley qui dit vrai, et je serais très surpris si, quelque ténébreuse que soit leur intelligence, les