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malgré ses protestations et le poussa, non vers la gare, mais vers sa chambre où il s’endormit aussitôt.

Français dormait aussi dans la pièce servant d’atelier, lorsqu’il fut réveillé par des cris. C’était Camille qui, sous l’empire de je ne sais quelle hallucination, éclatait en imprécations bruyantes et confuses, remuant les meubles. Quoique fort comme un hercule, Français, qui l’avait pris à bras-le-corps pour le recoucher, se sentit repoussé comme par un soudain ressort et alla rouler sur le dos à l’autre bout de la chambre. Il se releva, saisit le maître par les poignets, l’étendit sur le lit et s’allongeant sur lui, le maintint comme dans un étau. Toute résistance était impossible. Corot se calma peu à peu ; bientôt une sueur bienfaisante perla sur son front. Il se rendormit.

Il paraît que cette fureur de somnambule, ces imprécations de Camille lui donnaient une sorte de beauté fulgurante. Telle l’ivresse des poètes grecs qui ne quittaient jamais leur lyre : ivresse d’Anacréon.

Le lendemain, aux premières lueurs de l’aurore, il apparaissait au chevet de son ami, ayant tout oublié, frais comme une rose...

— Comment ! déjà levé ?

— Tu ne vois donc pas cette auréole qui éblouit la fenêtre ? je vais courtiser la belle dame !

Où sont-ils ces paysagistes que j’ai connus dans ma jeunesse ?

Tous sont morts.

Le bon Français était resté le dernier ; il les faisait revivre par ses récits si pittoresques, si animés. Que de fois je lui ai dit : « Pourquoi n’écris-tu pas tant de récits intéressans qui feraient la joie des lecteurs ? » Il me répondait : « Oui, j’écrirai tout cela. » Il a essayé de le faire. Je l’ai vu, presque aveugle, en commencer la dictée, comme Milton, à une jeune fille pieusement attentive. Aux premières pages, la mort le prit. Il partit, emportant tout un monde plein de soleil, de rire homérique et d’aspirations chaleureuses vers le Beau !... Ce fut comme si Corot, Jules Dupré, Th. Rousseau, J.-F. Millet, Decamps, Troyon et Courbet mouraient une seconde fois.


JULES BRETON.