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juste, la première ne l’est qu’en partie. Un Chinois, je le veux bien, par instans, car l’œuvre de notre peintre contient véritablement plus d’une chinoiserie. Mais qu’il se soit « égaré dans Athènes, » ceci est une erreur contre laquelle je proteste de toutes mes forces. J’ignore si Ingres alla vers la Grèce, ou si c’est la Grèce qui vint à lui, par l’importation de ses moulages et de certains de ses chefs-d’œuvre ; ce que je sais, c’est qu’il connut la glorieuse cité des arts anciens et que, loin de s’y égarer, il alla droit son chemin vers son vrai sanctuaire. Il ne se laissa pas séduire par les héros de la décadence chers à David, non ! un trait de lumière le conduisit aussitôt au point culminant de l’Acropole où trône Phidias, toujours roi de la forme, après tant de siècles de ruines. Il comprit ce divin interprète du Beau : et, en présence du dessin vivant et superbe retrouvé, il jura d’en être le pontife. Il a tenu parole. Il faut ajouter qu’auparavant il avait pris conseil de Raphaël.

J’ai employé le mot pontife sans y ajouter malice ; il fut le grand prêtre d’un culte renaissant. Ingres avait d’ailleurs dans tout son être une apparence sacerdotale. Je sais bien que sa silhouette, un peu ridicule, aurait pu convenir à un vulgaire sacristain, avec son profil aux jambes courtes, aux bras trop grands, et cet embonpoint qui le bombait par devant, tandis que, de la nuque, droite, son dos descendait en ligne directe jusqu’aux talons, sans un pli de la longue redingote. Mais, dès qu’on avait vu son beau front et ses admirables yeux noirs chargés d’éclairs, on croyait se trouver devant un pape de génie.

Le mot génie n’est pas excessif ; car, si ce génie fut étroit, il en acquit une plus profonde pénétration. Tout un côté de l’art lui fut fermé ; mais cela importait peu à sa mission. Le fanatisme fermé est bon aux initiateurs.il s’insurgea contre les faux dieux et, nouveau Polyeucte, il abattit leurs idoles aux faces solennelles et nulles qu’aucun souffle de vie ne dérange. Et, dût sa mémoire être accusée de sacrilège, la vérité me force à dire qu’il n’épargna ni l’Apollon du Belvédère, ni le Laocoon, ni la Diane au faon, ni même la Vénus de Médicis qu’adorait Canova. Ce fut une consternation dans l’Olympe. A la forme enseignée par David, avec ses muscles ronds comme des moulures, avec les cheveux et les favoris bouclés en volutes, il substitua le dessin de la vie, souple et varié, les modelés pleins, les articulations flexibles, avec je ne sais quoi de noble dans l’accent vrai.