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aussi bien pour les chairs que pour les vêtemens. La mère surtout est absolument vivante et ses filles, si disgraciées, sont superbes de peinture.

Le portrait de Mme Récamier est un chef-d’œuvre laissé en chemin.

Eh bien, malgré ces dons, David ne fut guère en résumé qu’un artiste-rhéteur. Chez lui, le grand peintre a été tué par un caractère orgueilleux, jaloux et mesquin. Il semble avoir fermé ses yeux et son cœur ; n’avoir rien vu, rien senti. Et cependant, « quel temps fut-il jamais plus fertile en miracles, » en émotions, en passions enflammées ; plus palpitant de vie dévorante et d’horreur tragique, de traits d’héroïsme, de fureurs criminelles et de mépris du danger ? Quelle source d’observations pour un peintre doué ! Aucun des drames de la Révolution n’a été traduit par David d’une façon puissamment vraie ; même pas sa Mort de Marat, quoi qu’on en ait dit. On le sent, là, poussé bien plus par la préoccupation d’une popularité malsaine que par une inspiration d’art. Le bras qui pend hors de la baignoire est d’un dessin et d’un modelé de pratique ; l’emmanchement du cou porte mal une tête sans ferme accent, car, en cherchant à atténuer la férocité du type, il l’a rendu insignifiant. Néanmoins, l’effet fut grand sur la foule en délire, pleurant son idole. L’écho d’un tel fétichisme a pu, seul, faire passer pour chef-d’œuvre, jusqu’à nos jours, une toile plutôt médiocre. Ah ! que nous sommes ici loin des admirables qualités des portraits dont j’ai parlé !

L’homme qui a peint L’Ami du peuple, qui a voté la mort de Louis XVI, pour, plus tard, dans son tableau du Sacre, glorifier un César, dut, avant tout, soigner ses propres intérêts. On peut douter de sa conviction, lorsqu’il consacre son pinceau à la représentation des vertus civiques ; de sa bonne foi, lorsqu’il répond à Carle Vernet l’implorant pour sa sœur dont la tête va tomber sous le couteau : « J’ai peint Brutus, je n’ai pas de grâce à demander ! » Un artiste ainsi cuirassé contre la pitié devait garder tout son sang-froid en présence de l’extraordinaire agitation des rues. Il est permis de supposer qu’il veilla d’abord à sa propre sauvegarde, à l’avancement de sa situation, à l’éloignement de ses rivaux. Sa prudence le désintéressa des drames du jour. Il trouva plus sage de s’appuyer sur l’autorité moins discutable, moins dangereuse, du monde antique. Parmi tant de dévouemens sublimes et de crimes, il s’est abstrait dans la morale consacrée de