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le socialisme comme une protestation, mais non comme un programme pratique. Il y trouvait la matière d’une certaine quantité de phrases qui lui permettaient d’exprimer sa sympathie pour les pauvres. Mais, en vérité, sauf le non-conformisme et le caractère sacré de la chasteté, il n’y avait rien pour lui d’aussi respectable que la propriété, ou du moins que toutes les formes de la propriété qui n’étaient pas la propriété foncière : et celle-là même, il la considérait bien plutôt comme une institution à blâmer qu’à supprimer.


Quant à Mrs Norham, elle poursuivait la série de ses réformes, envoyant aux revues de Londres d’innombrables articles. Son seul chagrin, dit-elle à Lacy, était de penser que des milliers de misérables fussent privés de la jouissance de cette mer et de ce ciel, et « de l’influence purifiante de leur beauté. »

Elle ne s’attendait pas à la brillante aventure qui devait, dès le surlendemain, inaugurer une phase nouvelle dans l’évolution de ses idées. Dans le train qui la ramenait de Cannes, le surlendemain, elle rencontra une vieille dame qui, en lisant son nom sur un de ses paquets, lui demanda si elle n’était pas « la fameuse Mrs Norham. » La vieille dame était lady Cornélia Leyton, sœur du premier ministre anglais, lord Runcorn, qui habitait, l’hiver, une somptueuse villa aux environs de Fréjus.

Et Mrs Norham se vit invitée à venir dîner, un des soirs suivants, chez le premier ministre. Celui-ci, très aimable, la combla d’attentions, la força à approuver des principes, dont, la veille, la seule idée l’aurait exaspérée ; et tout le temps du dîner, Mrs Norham se demanda si les classes aristocratiques ne pourraient pas fournir à sa prédication un terrain plus avantageux encore que les classes ouvrières. Elle eut, en vérité, une grosse déception, lorsqu’après le dîner la venue de deux ou trois jolies ladies parut avoir complètement fait oublier sa présence au premier ministre : mais quelques mots galans qu’elle reçut de lui au moment de partir suffirent de nouveau pour la rasséréner. Et quand, à son retour, M. Bousefield lui lut un article qu’il venait d’écrire sur les vices et les crimes de l’aristocratie, elle lui déclara que cet article était stupide, et qu’il se déshonorerait en le publiant. D’où une brouille, dont se réjouit profondément Mrs Bousefield : car la présence de Mrs Norham dans la villa avait tout à fait annulé la pauvre femme, à qui son mari ne permettait même plus de le dorloter. Mais, hélas ! sa joie fut de courte durée. Un matin, elle vit son mari et Mrs Norham rentrer d’une promenade, en meilleurs termes que jamais ils n’avaient été.