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eux que nous avons entrepris de promener à travers l’Europe. Moi-même et M. Bousefield, nous allons en conduire une dizaine dans le midi de la France, où nous les installerons dans trois villas que nous avons louées pour eux. Ils nous paieront le prix du voyage et de leur pension, pour avoir toute liberté vis-à-vis de nous. Et nous faisons cela moins pour raffermir leur santé que pour les tirer du cercle trop étroit où ils vivent, pour leur apprendre à ne pas se contenter de ce qui leur suffisait jusqu’ici.

— Je parlais précisément de voyages, l’autre soir, avec un ambassadeur de mes amis, répondit Lacy, et mon ami m’a dit une phrase qui, depuis lors, m’est souvent revenue à l’esprit : « Jamais le diable n’a trouvé une note mieux adaptée à sa voix que le sifflet du chemin de fer. » Je crois vraiment qu’il avait raison, Mrs Norham. Le bonheur exige des limitations, cela même que vous appelez un cercle trop étroit. Et puis, si vous le permettez, il y a encore une observation que je vais vous présenter. Aussi longtemps que la civilisation n’aura pas rendu heureuses les classes supérieures, votre espoir d’en tirer du bonheur pour les classes inférieures sera aussi chimérique que l’entreprise d’un homme qui, s’apercevant que son vin a un goût de bouchon, le distribuerait, comme de bon vin, à ses parens pauvres.


Quelques semaines après cette soirée, Lacy se promenant le long de la côte, entre Saint-Raphaël et Saint-Tropez, rencontra de nouveau la fameuse Mrs Norham. Elle s’était installée avec les Bousefield dans une des trois villas qu’ils avaient louées, laissant les deux autres aux « hôtes payans ; » et ceux-ci formaient, en vérité, dans ce frais paysage de Provence, une colonie des plus imprévues. Il y avait là deux jeunes filles émancipées, dont l’une était une socialiste chrétienne et dont l’autre, nouvellement échappée d’un bureau de poste de Londres, « s’était vouée à introduire, parmi les employés des postes anglaises, des manières plus indépendantes à l’égard du public. » Il y avait un ex-garçon de ferme qui, « comme Elisée, avait quitté ses bœufs pour écrire une série de tracts sous le titre collectif de : l’Infériorité des soi-disans supérieurs. » Il y avait un ex-tailleur, Quelch, dont Mrs Norham avait entrepris de faire un grand poète, et qui, en attendant la publication de ses Chants de l’Egalité, passait ses journées à s’enivrer d’absinthe dans les cabarets. Il y avait aussi l’élégant Poulton, et Tibbits, l’inventeur méconnu. Celui-ci avait obtenu de Bousefield la promesse de commanditer une de ses inventions, un moteur électrique pour la bicyclette, et était en instance pour obtenir un brevet. Et, comme Lacy s’étonnait qu’un socialiste se résignât à prendre un brevet, et à dépouiller ainsi la société du fruit d’une invention qui était à elle bien plutôt qu’à lui, M. Bousefield répondit, sans ombre d’embarras, que la propriété des inventions était chose inattaquable.


Pareil à un grand nombre d’hommes de sa condition, M. Bousefield admettait