Page:Revue des Deux Mondes - 1899 - tome 153.djvu/939

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

passer une journée sans prendre part à quelque mouvement réformiste. Elle jouissait de la délicieuse émotion de sentir que le monde avait besoin d’elle, que les masses imploraient son aide, que les hommes d’État s’inquiétaient de son opinion, et que les classes élégantes, avec leur corruption et leur frivolité, ne pouvaient se passer de la discipline de son aigre dédain. Si par malheur ses projets de réforme s’étaient réalisés, elle aurait été inconsolable, comme jadis Alexandre, faute de nouveaux abus à combattre et à vaincre.


M. Prouse Bousefield ne se lassait pas de la louer. Fervent chrétien, membre zélé d’une secte non-conformiste, il admirait en elle jusqu’à son athéisme. « Mrs Norham, disait-il à Lacy, représente le plus haut degré où puisse atteindre la nature humaine sans le secours de la vérité révélée. Le seul fait de connaître une telle femme est déjà une éducation ! »

Dans le salon où M. Bousefield le fit entrer, Lacy trouva trois dames : Mrs Bousefield, une brave petite bourgeoise toute naïve et toute ronde, son amie miss Brisket, et la fameuse Mrs Norham.


C’était une grande femme avec d’assez jolis yeux dans un visage un peu trop osseux. Ses cheveux étaient relevés, sur les tempes, avec une simplicité étudiée et sévère ; et, sur le haut de la tête, elle portait un peigne avec un disque doré qui la faisait apparaître comme dans une auréole, tandis que ses formes se drapaient dans une sorte de peignoir bleu sombre, sur le modèle de ceux que sont censés porter, au ciel, les saints du moyen âge.


Les présentations faites, on passa dans la salle à manger, où Lacy eut d’abord à écouter les confidences de Mrs Bousefield sur la santé de son mari, et les diverses précautions hygiéniques qu’elle lui imposait. Mais bientôt la voix de Mrs Norham domina toutes les autres. Elle parlait d’une phrase d’un de ses articles, qu’on avait eu l’audace de vouloir couper. « Ce serait détruire toute mon argumentation, disait-elle, qui consiste à établir que toute énergie éthique est fonctionnelle, que son objet est toujours altruiste, et que la religion, ou, comme je l’appelle, l’égoïsme redoublé… » Mrs Bousefield, là-dessus, demanda à son hôte s’il aimait les chats. Elle les aimait, elle-même, passionnément : elle en tenait un sur ses genoux, qu’elle caressait entre deux bouchées. Mais le chat, ravi de l’attention qu’on lui accordait, releva la tête au-dessus de la table ; et Mrs Norham l’aperçut. Elle était, de nouveau, occupée à prononcer le mot d’égoïsme, un des mots dont elle usait le plus abondamment. « Un chat dans la chambre ! — s’écria-t-elle. — Je ne puis souffrir les chats ! Vite, qu’on le fasse sortir ! » On fit sortir le chat, et Lacy, profitant de cette diversion, interrompit la