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l’œil fixé sur la pendule, que je puisse aller à toi, m’occuper de toi !... O mon enfant, vivons, je t’en prie, comme deux petits enfans en joie innocente, sans orgueil ni fausse dignité... Adieu, je meurs de toi ! Je te vois dans une heure et ne sais comment la passer... » Ses lettres sont trempées de larmes, larmes d’amour, de douleur, d’inquiétude. Il est dans la quasi impossibilité de travailler, trop peu maître de son esprit, ne se détournant qu’avec peine du sentiment qui l’a envahi tout entier. Il a difficilement, lentement « égratigné » cinquante pages d’histoire qu’encore trouve-t-il mauvaises. Mais s’il n’eût eu à parler que d’amour, quel livre éloquent, neuf, il eût écrit, rien qu’en laissant aller sa plume ! Ces transports de passion n’ont rien de rare ni qui doive surprendre. Ils n’ont rien que d’ordinaire chez un homme qui se met à aimer sur le tard. Mais cet homme est Michelet. On sait comment se révèle à travers tous ses derniers livres cette sensibilité exaspérée, et c’est ce qui donne de l’importance à ces déclarations enflammées.

Une ode, un dithyrambe, le Cantique des Cantiques transposé par un professeur d’histoire, voilà à peu près ce qu’est chacune des lettres de Michelet à la jeune fille. Il salue en elle une reine. « Née reine, vous êtes et serez reine. Quoi que vous puissiez dire ou faire, vous resterez sur un autel. Je vous serre sur mon cœur et sens toujours Dieu en tiers. » Encore est-ce trop peu dire, et l’expression est par trop insuffisante. Mlle Mialaret est plus que reine. « Les malheureux rois et reines ne règnent qu’à la surface ; vous régnez jusqu’à l’abîme, et vous auriez beau y creuser, ce serait toujours vous que vous trouveriez, vous et votre puissance. » L’héroïsme ou le génie peuvent seuls la mériter. Ou plutôt encore c’est en elle que Michelet puise désormais son génie. « Ce cours né de toi, écrit pour toi, l’est presque par toi... » Tout ce lyrisme est d’autant plus frappant qu’il contraste avec le calme, la mesure, la réserve de la jeune fille qui en accepte l’hommage, en est profondément touchée, mais ne s’abuse pas sur la valeur de ces grands mots évidemment disproportionnés. Elle n’est pas une reine, et elle le sait. Elle est Mlle Mialaret, institutrice en Autriche, revenue en France afin de s’y consacrer à l’enseignement, et reconnaissante au professeur célèbre qui lui fait un bienveillant accueil alors qu’elle est dénuée de tout secours et aux prises avec toutes sortes de difficultés. Si Michelet veut faire d’elle sa femme, elle sent que tout de même ce n’est pas elle qui « daignera » et qu’il y aura beaucoup d’honneur pour elle dans une si glorieuse destinée. Les choses ne peuvent d’ailleurs aller sans certaines résistances. Les familles voient le plus souvent avec défaveur les seconds mariages ; et la famille de Michelet trouve un argument