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Mme Michelet ne faisait que se conformer à la volonté de celui dont elle a si religieusement entretenu la mémoire. C’est donc nous qui avons tort ; nos scrupules sont exagérés ; et il ne faut voir dans ces lettres que des documens livrés, comme tous les textes, à la critique.

Michelet était veuf, sa fille était mariée, son fils était loin de lui. La solitude où il vivait était particulièrement douloureuse à son âme tourmentée. Quelques lignes du livre sur le Prêtre, la Femme, la Famille peignaient bien sa souffrance et ses aspirations : « L’homme moderne, victime de la division du travail, condamné souvent à une spécialité étroite où il perd le sentiment de la vie générale et où il s’atrophie lui-même, aurait besoin de trouver chez lui un esprit jeune et serein, moins spécialisé, mieux équilibré, qui le sortît du métier, et lui rendît le sentiment de la grande et douce harmonie... Il faudrait une femme au foyer pour rafraîchir le front brûlant de l’homme... Elle lui rouvrirait la source vive du beau et du bon, de Dieu et de la nature ; il boirait un moment aux eaux éternelles. Relevé ainsi par elle, il la soulèverait à son tour de sa main puissante, la mènerait dans son monde à lui, dans sa voie d’idées nouvelles et de progrès, la voie de l’avenir[1]. » A quelque temps de là, il reçut une lettre d’une jeune fille, institutrice en Autriche. Elle avait lu le Prêtre ; ce livre l’avait troublée ; elle demandait conseil. Michelet répondit. Mlle Mialaret, rentrée à Paris, crut pouvoir se présenter chez l’illustre historien. Il ressentit en la voyant une vive impression. « Pâle à faire frémir, comment pouvait-elle vivre ? Ce qui faisait ressortir cette pâleur fantastique d’un si grand effet, c’est qu’elle était habillée en noir, avec une unique rose, pâle elle aussi, sur son chapeau de velours. » Douze jours après, il l’épousait de cœur, suivant son expression, sans qu’elle le pressentît. Depuis, en y songeant, il comprit que la fatalité elle-même avait dû mettre sur son chemin celle qui était si bien faite pour être la compagne de sa vie. C’était un cas de prédestination.

Résultat du travail qui se faisait depuis des années dans la sensibilité, dans les nerfs, dans tout l’être de Michelet, cette passion, qui couvait en lui depuis longtemps et qui a éclaté à propos de sa première rencontre avec Mlle Mialaret, touche aussitôt au paroxysme. Dès les premiers jours, Michelet est dans un état violent. « Un mot de vous, un baiser de tes lèvres, allumerait en moi une âme de feu à consumer le monde... Je suis en ce moment aux Archives et ne puis rien faire qu’attendre,

  1. Michelet, le Prêtre, la Femme, la Famille, p. 271.