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éprouve une désillusion. Il la rencontre à Neuchâtel : il est le dévot admis à contempler son idole ; même, il lui découvre des perfections auxquelles son imagination ne s’était pas haussée. « Elle possède un œil traînant qui, lorsqu’il se met ensemble, devient d’une splendeur voluptueuse. J’ai été enivré d’amour. » Il l’était déjà. Il la reverra de loin en loin, à Genève, à Vienne. « Tu es bien la femme que j’ai souhaitée pour mienne. Je repasse en moi délicieusement tous mes bons souvenirs de ces quarante-cinq jours et tous me prouvent que j’ai raison dans mon amour. » C’est le propre de ces convictions fortes que tout ne sert qu’à les enfoncer. Exagération du langage sentimental, images, métaphores, exclamations, objurgations, adjurations, c’est la trame même du style des lettres de Balzac. Et ce sont les nouvelles qu’on attend dans la fièvre, les battemens du cœur qui se précipitent, sitôt qu’on aperçoit la chère écriture, les tendres reproches, les protestations d’amour unique et de fidélité sans reproche. Et ce sont ces puérilités où se complaît l’amour des collégiens, comme aussi bien celui des amoureux de tout âge et de toute condition. Balzac a planté, en dessous de son encrier, la carte de visite de Mme Hanska, en sorte que chaque plumée d’encre lui sert à revoir le nom de celle qu’il aime. Il met à son doigt, pendant les heures de travail, un anneau qu’elle lui a donné. « Je le mets au premier doigt de la main gauche, avec lequel je tiens mon papier, en sorte que ta pensée m’étreint. Tu es là avec moi. Maintenant, au lieu de chercher en l’air mes mots et mes idées, je les demande à cette délicieuse bague, et j’y ai trouvé tout Seraphita. » Il envoie à Mme Hanska une allumette qu’il a mâchonnée en écrivant. Il lui envoie aussi des autographes dont elle faisait collection, et les manuscrits de ses romans qu’il fait relier dans des étoffes de robes qu’elle a portées. Il consulte à son sujet des somnambules, confiant dans l’importante et terrible puissance qu’elles ont de savoir ce qui se passe dans l’âme des personnes, à la plus grande distance. Il lui offre de venir la soigner et de mettre à son service ce pouvoir magnétique qu’il possède et qui lui permet de guérir les personnes qui lui sont chères. Et enfin il envoie sa pensée à travers les espaces jusqu’à elle ; qu’elle ne s’y méprenne pas, si elle voit un charbon pétiller, un caillou rouler, une étincelle se détacher de la bougie. En vérité, il n’y manque aucune des folies par lesquelles se traduit la folie de l’amour.

On voit très aisément quel attrait chacun des deux amans pouvait trouver dans cette liaison qui les unissait par-dessus plusieurs centaines de lieues d’espace. Le grand observateur à qui on doit le plus riche « répertoire de documens sur la nature humaine » est, par un autre