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des crêtes, en se dirigeant toujours vers l’Ouest et la terre, et ils suivaient, tandis que le grondement de tonnerre, sur la limite de la banquise, roulait de plus en plus près. La lèvre de la banquise se fendait et se crevassait dans toutes les directions sur trois ou quatre milles de profondeur, et de grandes mottes de glace, de dix pieds d’épaisseur et de quelques mètres à vingt acres carrés, cahotaient, plongeaient et se dressaient l’un contre l’autre et contre la banquise encore intacte, tandis que la lourde houle pénétrait, poussait et fusait dans leurs intervalles. Ces béliers de glaçons formaient, pour ainsi dire, la première armée que la mer lançait à l’attaque de la banquise. Le fracas et les chocs incessans de ces gâteaux de glace couvraient presque les grincemens des feuillets de glace brute glissés tout d’une pièce sous la banquise, comme des cartes poussées brusquement sous un tapis de table. En eau peu profonde, ces feuillets s’empilaient l’un par-dessus l’autre jusqu’à ce que celui du fond touchât la vase à cinquante pieds de profondeur ; et les lames décolorées assaillaient la glace bourbeuse jusqu’à ce que la pression croissante finît par entraîner de nouveau tout en avant. En plus de la banquise et de la glace en paquets, la tempête et les courans amenaient de véritables icebergs, des montagnes de glace flottantes, arrachées aux côtes groenlandaises ou au rivage septentrional de la baie de Mel ville. Elles avançaient solennellement, broyant tout sur leur passage, parmi l’écume blanchissante, et arrivaient sur la banquise comme une flotte d’autrefois, toutes voiles dehors. Mais un iceberg, prêt, en apparence, à balayer le monde devant lui, échouait piteusement, chavirait, soudain pataugeant dans une mousse d’écume boueuse et dans un enveloppement d’embruns glacés, tandis qu’un autre, beaucoup plus petit et moins élevé, fendait et chevauchait la banquise plate, rejetant de part et d’autre des tonnes de déblais, et ouvrant une entaille d’un mille avant de s’arrêter. Quelques-unes tombaient comme des épées, en taillant des canaux aux berges coupantes, d’autres éclataient en une grêle de blocs pesant chacun des vingtaines de tonnes, qui tournoyaient et patinaient parmi les hummocks. D’autres encore, en touchant, se dressaient d’un élan hors de l’eau, se tordaient comme de douleur, et retombaient sur le flanc, d’une masse, tandis que la mer poudroyait par-dessus leurs épaules. Ce travail de la glace, foulée, tassée, fléchie, bouclée, arcboutée, sous toutes les formes possibles, continuait à perte de vue le long de la ligne nord de la banquise.