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et y prendre du poisson ; or la glace s’avançait parfois sans une brèche à quatre-vingts milles de la terre la plus proche. Au printemps, ils abandonnaient, lui et les siens, la glace fondante pour les rochers de la côte, où ils dressaient des tentes de peaux et prenaient des oiseaux de mer au piège, ou bien harponnaient les jeunes phoques qui se chauffaient sur les grèves. Plus tard, ils descendaient vers le Sud, dans la terre de Baffîn, chasser le renne et faire leur provision annuelle de saumon aux centaines de cours d’eau et de lacs de l’intérieur ; et ils revenaient au Nord en septembre ou octobre, pour la chasse du bœuf musqué et la pêche d’hiver. Ce voyage s’accomplissait en traîneaux à chiens, par traites de vingt et trente mille milles, ou, quelquefois, le long de la côte, dans les grands « bateaux de femmes, » faits de peaux cousues, où les chiens et les bébés reposaient entre les pieds des rameurs, et où chantaient les femmes tandis qu’ils glissaient, de cap en cap, sur l’eau limpide et froide. Tout ce que les Tununirmiut connaissaient de raffinemens venait du Sud : bois échoué pour patins de traîneaux, pointes de fer pour le bout des harpons, couteaux d’acier, chaudrons étamés, dans lesquels on cuit la nourriture beaucoup mieux que dans les vieux ustensiles de marne savonneuse, pierres à fusil, briquets et jusqu’à des allumettes, rubans de couleur pour les cheveux des femmes, petits miroirs à bon marché, et drap rouge pour border les jaquettes de cérémonie en peau de renne.

Kadlu faisait le commerce du précieux ivoire de couleur crème que donne la corne en spirale du narval, et des dents de bœuf musqué, — qui ont autant de valeur que les perles, — avec les Inuit du Sud, et ceux-ci en trafiquaient à leur tour avec les baleiniers et les postes de missions des détroits d’Exeter et de Cumberland ; de sorte que, grâce à cette chaîne, il arrivait qu’un chaudron, pris par quelque cuisinier de navire au bazar de Bhendy, pouvait aller finir ses jours sur une lampe à graisse, quelque part du côté le plus frais du Cercle Arctique.

Kadlu, bon chasseur, était riche en harpons de fer, en couteaux à neige, en dards pour prendre les oiseaux, et en toutes sortes d’autres choses qui facilitent la vie là-haut dans le grand froid ; de plus, il était le chef de sa tribu, ou, comme ils disent, « l’homme qui la connaît dans les coins par la pratique. » Cela ne lui conférait aucune autorité, sinon que, de temps en temps, il pouvait conseiller à ses amis un changement de terrains de