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pillés. Ainsi il est admis que la police est insuffisante, l’autorité inefficace ; que des commerçans se chargent à forfait de défendre l’ordre ; que, pour le faire utilement, ils s’entendent avec d’autres industriels, les voleurs.

On sent là non la manifestation d’un concept différent de l’État, mais un signe de la perversion de toute notion d’Etat et de société : le peuple et les fonctionnaires pactisent ouvertement avec les voleurs, ennemis de la société organisée. De pareils faits ne tiennent pas à la constitution de la classe des marchands que nous avons tenté d’esquisser ; ils viennent de l’insuffisance de l’État même, de l’insuffisance des mandarins qui le dirigent et l’incarnent depuis des siècles. On peut se demander alors si, les mandarins venant à faire défaut, il y aurait quelque organisme social capable de remplacer cette classe vieillie : la brève étude que nous achevons permet de répondre qu’il s’en trouve peut-être un. En effet, la classe des marchands, plus jeune que celle des mandarins, est plus qu’elle mêlée à la vie pratique ; tenue à l’action, elle a moins le fétichisme de la forme et du passé, elle sait merveilleusement s’adapter à toutes les conditions de la vie quotidienne. Sortie de toutes les fractions du peuple, renouvelée par un afflux incessant d’hommes nouveaux, elle n’est étrangère ni aux artisans, ni aux cultivateurs, ni même aux lettrés ; douée par l’apprentissage traditionnel d’une solide unité, elle est organisée en groupes naturels, les métiers, ayant chacun une élite de patrons formés en corporations ; il ne lui manque même pas, dans les chefs des maisons anciennes, les élémens d’une haute aristocratie héréditaire. Elle a l’usage de la vie pratique, la stabilité, l’unité organique : j’ai signalé son principal vice, le manque d’une constitution claire et d’une discipline forte. Il faut ajouter que les marchands ont acquis cette situation en se tenant toujours dans leur commerce, que leur éducation ne les prépare à rien d’autre. Comment feraient-ils face aux exigences de la situation nouvelle que je suppose ? Il n’est pas possible de résoudre ce problème ; il est permis du moins de le poser et il est utile de faire connaître quelques élémens de solution, surtout à cette heure où la désorganisation de l’État chinois apparaît au grand jour et où l’Europe peut être appelée à peser plus ou moins directement sur les destinées de la Chine.


MAURICE COURANT.