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pèsent avec soin les chances de succès et ne se risquent pas à la légère. Si, en France, les syndicats entraînent aujourd’hui de grands abus, c’est, en partie, qu’ils ne sont pas encore aussi puissamment organisés qu’en Angleterre ; leur infériorité numérique fait aussi leur infériorité morale en les livrant aux meneurs, aux jeunes exaltés, aux « avancés. » A mesure qu’ils deviendront plus forts et plus larges, ils verront la minorité violente se noyer dans la masse ; les résolutions qui engagent tous les membres d’un même corps d’état seront prises avec plus de réflexion et plus de maturité. En outre, la puissance même de ces associations, par la crainte inspirée aux patrons, dispensera les ouvriers de recourir à la grève. Un économiste, M. Gide, a justement comparé l’armement des travailleurs, paix armée entre le capital et le travail, au développement énorme de l’organisation militaire, qui, en attendant un régime meilleur, maintient entre les peuples une paix internationale, précaire sans doute, mais constituant néanmoins un progrès. Voilà bientôt trente ans qu’il n’y a pas eu de guerre en Europe, tant on craint les désastres universels que déchaînerait une rupture, sur un point quelconque, de cet équilibre si chèrement maintenu. On peut espérer que les syndicats acquerront la sagesse avec la force.

Mais il faut craindre aussi et réfréner les abus de la force ; on peut voir un jour se produire une fédération des syndicats, un gouvernement dans le gouvernement, sans charges et sans responsabilité, dictant des ordres à huit millions d’ouvriers, de manœuvres et de paysans, arrêtant le travail suivant ses caprices. Les ouvriers comprennent-ils que les membres de cette grande fédération seraient nommés, non pas au suffrage universel, mais par un suffrage à deux ou trois degrés, et le plus souvent par une infime minorité d’électeurs ? Croient-ils que les élus auraient la capacité de gouverner au gré de tous les corps d’état ? C’est de ce côté que la société doit se défendre. Les lois actuelles sur les syndicats en assurent l’irresponsabilité presque complète, leur permettent de se changer en sociétés secrètes, leur confèrent une existence et une propriété perpétuelle, qui, sous le rapport mobilier, peut être indéfinie. Il y a là des dangers qui appellent l’attention du législateur.

Dans la période inorganique que nous traversons, les grèves

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  1. Voir le Trade-Unionisme, Ibid.