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est la suivante : « La qualité de l’ouvrier devient essentielle, la question du salaire perd de son importance pour l’industrie. Par exemple, en Amérique, grâce à un outillage merveilleux, une fabrique de 420 ouvriers produit 1 500 montres par jour. Or, le salaire de ces ouvriers est le quadruple de celui de l’ouvrier de la Forêt-Noire, qui fabrique chez lui toute la montre : pourtant, les frais de fabrication sont moindres aux Etats-Unis et la montre américaine coûte moins. Et tandis que, dans la Forêt-Noire, la plus petite fluctuation du salaire trouble toute l’industrie, aux États-Unis, sur un chiffre si colossal de montres, une augmentation de salaire de 1 dollar ne produit pas d’effet sensible. Autre exemple : l’ouvrier agricole russe n’a guère de besoins et travaille seize à dix-sept heures ; l’Anglais, qui se nourrit fort bien, travaille dix heures et fait deux fois plus de besogne. Actuellement, dans la construction du chemin de fer du Congo, le nègre, qui n’a presque pas de besoins et se contente comme salaire de colifichets, est un ouvrier qui coûte fort cher. L’ouvrier filateur de l’Inde ne demande qu’un peu de riz ; mais, dès qu’il a sa pitance, il chôme, et la main-d’œuvre est horriblement coûteuse. » Déjà Stuart-Mill avait remarqué que le faucheur du Middlesex fauche, en un jour, autant que trois faucheurs russes, et que le fermier anglais, pour faucher la même portion de prairie, paye seulement 10 centimes là où le propriétaire russe en paie 50.

Cependant, ici encore, le bien et le mal se mêlent. Si une ouvrière de filature fait aujourd’hui, grâce au concours des machines, la besogne de plusieurs milliers de fileuses armées d’une quenouille et d’un fuseau ; si l’appareil Northrop permet à un seul ouvrier de mener dix, seize, vingt-quatre métiers à tisser, on peut et on doit regretter l’extension du séjour dans les manufactures, avec tous ses inconvéniens physiques et moraux. Mais enfin, au point de vue des salaires, que résulte-t-il de cet énorme accroissement dans la productivité du travail ? C’est encore que les salaires s’élèvent d’autant plus que la part de cette augmentation devient peu de chose eu égard au machinisme. Aussi les salaires les plus bas se trouvent-ils dans les industries les moins avancées sous le rapport mécanique, telles que la confection ; et les salaires les plus élevés se rencontrent dans les pays où l’outillage industriel est le plus parfait, comme les Etats-Unis[1].

  1. Voir la Théorie du Salaire et l’Ouvrier américain, par M. Levasseur et la Crise du Revenu, par M. Cheysson (Revue politique et parlementaire, 1898).