Page:Revue des Deux Mondes - 1899 - tome 153.djvu/617

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

On doute qu’il choisisse ce moment pour se parer d’un titre qui pourrait indisposer contre lui les puissances du continent et les rendre moins dociles à ses volontés. Il a besoin de les ménager, et il est difficile de croire qu’elles aient donné leur consentement à une entreprise aussi éclatante. Qu’elles le laissent faire, bon ; mais qu’elles l’aient autorisé, ce n’est guère probable. Malgré ces bruits, le Gouvernement tout entier voyage avec le Consul. Paris n’est plus rien, et Cambacérès en est désolé. Jusqu’ici, quand Bonaparte s’éloignait, il confiait à son second les affaires courantes. Cette fois, on ne lui a rien laissé. Il ne lui reste pas même le plaisir d’assister au Conseil, puisqu’il ne se tient plus à Paris. Pour lui voiler, cependant, à lui-même sa nullité, on a ordonné aux principaux secrétaires des différens ministères, restés à Paris, d’aller travailler régulièrement deux heures avec lui, les vendredi et mardi de chaque semaine. L’exécution de cet ordre n’est pas facile. Les secrétaires y vont, mais ils n’ont rien à dire, puisqu’ils n’ont rien à faire, et la plupart du temps, ils sont obligés de recourir à d’anciennes affaires, qui puissent lui faire croire qu’il travaille réellement. Du reste, il emploie son loisir à se pavaner, tantôt aux Tuileries, tantôt au Luxembourg, entouré de polissons qui se moquent de lui.

On continue à parler de la descente. Le préfet de la Seine a fait mettre en réquisition trois ou quatre ouvriers dans chaque commune de son département, pour la construction des péniches et bateaux plats. D’un autre côté, on rassemble une armée formidable sur la côte, et l’on cherche à créer une marine pour opérer le débarquement. Mais le projet d’une descente n’est pas le plus important qu’on supposée Bonaparte. Les désastres de Saint- Domingue l’ont convaincu, dit-on, de l’impossibilité où sont les puissances européennes de conserver des colonies en Amérique, et de la nécessité de remettre tôt ou tard les Antilles entre les mains des Etats-Unis. Il y est décidé, mais il veut s’en dédommager en formant ailleurs des établissemens plus importans et qui soient à sa portée.

C’est sur l’Afrique, et principalement sur l’Egypte, qu’il a jeté ses vues pour l’exécution de ce plan. Il n’ignore point qu’il lui sera difficile d’y faire consentir les autres puissances, et pour y réussir, il les flatte de projets d’agrandissemens aux dépens de la Turquie européenne. On sent quels bouleversemens doivent entraîner ces arrangemens. Aussi entre-t-il dans ses idées favorites