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est agrandi et l’on n’a qu’une séance par semaine, au lieu de trois. Il était facile de tirer la conséquence ; peut-être même que le répondant n’aurait pas demandé trop, en exigeant la durée d’un siècle. Malgré cette démonstration mathématique, Bonaparte ne se rebuta pas. Il témoigna son désir que l’Académie s’occupât à publier des critiques de tous les ouvrages importans qui paraîtraient, et cita avec éloges les Sentimens de l’Académie sur le Cid. À cette occasion, il prit même la défense du cardinal de Richelieu, et prétendit qu’il n’était pas entré dans sa conduite la moindre envie contre Corneille. On ne lui contesta pas cette singulière opinion, qu’il aurait eu peine à soutenir dans une discussion impartiale, et qui caractérise assez bien son genre d’esprit.

Le théâtre étant devenu un objet de conversation, Bonaparte se plaignit de la décadence du nôtre. Il s’étonna de notre disette d’auteurs, persuadé sans doute que son génie devait en former de pareils à ceux qui ont illustré le siècle de Louis XIV. Il étala ensuite sa poétique théâtrale, qui n’est pas précisément celle d’Aristote, à laquelle le tribun Carion-Nisas a rendu un bien plat hommage dans la préface de son Montmorency. Bonaparte veut que la tragédie soit historique ; elle ne peut intéresser, dit-il, qu’en rappelant les grandes époques de l’histoire. Les passions, et surtout celles de l’amour, ne lui paraissent pas dignes d’occuper Melpomène, et sans doute que lui-même y prend très peu d’intérêt. Il est inutile de vouloir réfuter sa théorie par des exemples, parce qu’alors il prend le parti de nier les faits. Pour lui, Racine est bien inférieur à Corneille ; Voltaire n’a fait que des drames ; Zaïre n’est qu’un roman ; et quoique Bajazet soit une des moindres pièces de Racine, il la met bien au-dessus de Zaïre, à cause du rôle d’Acomat. Il fait grand cas de la Mort de Pompée ; et, en effet, on a remarqué qu’il l’avait écoutée dernièrement au théâtre avec la plus grande attention.

Malgré toutes ces bonnes raisons, et en dépit du ton tranchant du Premier Consul, notre académicien, grand admirateur de Voltaire, représenta à Bonaparte que Voltaire n’avait pas toujours fait des romans et des drames ; que, dans plusieurs de ses tragédies, il avait été vraiment cornélien ; il cita pour preuve Brutus, Rome sauvée et la Mort de César… « Oui, oui, répondit Bonaparte, je n’y songeais pas, j’aime beaucoup la Mort de César. » Ce mot est vraiment remarquable dans la bouche d’un homme qui juge plutôt avec son caractère qu’avec son esprit. Serait-ce l’élan involontaire