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débit ; il crut que les femmes s’étaient cotisées pour acheter la plus grande partie de l’édition et l’empêcher de se répandre ; il soupçonna ses amies mêmes d’être entrées dans la conjuration et il n’en excepta pas même Mme d’Houdetot. Dès ce moment, la longue amitié qui avait fait leur bonheur mutuel fut empoisonnée ; il devint chagrin et même dur envers son ancienne amie. Elle ne se rebuta pas ; elle a même continué, jusqu’au dernier jour, à lui prodiguer les soins les plus tendres. Mais combien elle a dû souffrir, brusquée, insultée en quelque sorte par l’homme qu’elle aimait le plus et tourmentée de l’idée cruelle que son délire ne faisait autre chose que démasquer les véritables sentimens qu’il avait toujours eus, en écartant la circonspection et la politique, qui, dans cette supposition, auraient seules contribué jusqu’alors à modifier l’égoïsme le plus révoltant ! Saint-Lambert en vint bientôt à tenir des propos qui obligèrent à l’isoler de tout le monde. Un jour, par exemple, il s’avisa de dire, en assez nombreuse compagnie, qu’il ne concevait pas comment M. d’Houdetot lui marquait tant d’amitié, puisqu’il ne pouvait pas ignorer qu’il avait couché avec sa femme. Ce furent là ses propres expressions. Enfin, il méconnut tous ses amis et Mme d’Houdetot elle-même ; son état de santé devint dégoûtant et sa mort n’a pu être qu’un soulagement pour les personnes qui lui étaient attachées. Ce qu’il y a de singulier et de bien cruel, c’est que, de temps en temps, il a eu des intervalles lucides ; alors son esprit se remontrait dans tout son agrément ; il disait des mots très jolis, racontait avec beaucoup de grâce. Dans un de ces intervalles, quelques jours avant sa mort, il peignit sa situation dans une phrase très courte, mieux peut-être qu’aucun autre ne l’aurait fait en y songeant beaucoup. On lui demandait comment il se trouvait : « J’ai encore, dit-il, de la santé et de la vie, mais je n’ai plus ni force, ni raison. » Il a laissé, par son testament, 600 livres de rente viagère à M. Suard. C’est la moitié de la rente que lui faisait le libraire Agasse, en paiement de son Catéchisme, moitié qu’il s’était réservé le droit de rendre réversible après sa mort sur une autre tête. Son intention avait été en effet d’en faire profiter M. Suard, par l’entremise duquel il avait vendu son ouvrage.

Les papiers publics ont rendu compte de son enterrement ; ils ont parlé du discours prononcé sur sa tombe, mais ils n’ont pas fait mention de la circonstance la plus piquante. C’est que le