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Et voici que déjà monte en face et grandit
Le ténébreux rivage et l’infernale côte,
Et l’aviron plus lourd crispe le bras roidi
Du Passeur plus courbé qui mène l’Ombre haute.

Elle, debout, contemple une dernière fois
Derrière elle les cygnes noirs qui l’ont suivie
Et salue à jamais en eux qu’elle revoit
Les oiseaux blancs jadis au fleuve de sa vie.

Hélène, mais la rive où le sombre Nocher
Te conduit n’est donc pas déserte et solitaire ?
Et la grève où la proue au sable va toucher
Est aux Ombres déjà dont la foule s’y serre.

Tout le peuple des morts se presse devant toi,
Impatient de voir celle qui vient de vivre
Et qui, fille d’un dieu, d’un pasteur ou d’un roi,
Paya la drachme d’or ou l’obole de cuivre,

Et d’entre cette foule obscure, peu à peu,
Voici surgir pour toi des Ombres reconnues,
Et l’airain bombe encor les torses musculeux,
Et des glaives, là-bas. luisent dans les mains nues.

Vois. Sous l’armure hellène et le casque troyen
Tous ceux que le dur fer a couchés sur la plaine,
Jadis, et dont plus d’un peut-être se souvient
Que son sang a rougi la sandale d’Hélène.

O terreur ! vois saigner et se rouvrir encor,
En leur plaie éternelle et que rien n’a fermée,
Le talon nu d’Achille et la gorge d’Hector.
C’est Hécube parmi la cendre et la fumée ;

Laocoon se dresse, arrachant de ses reins
Le serpent qui s’y noue et le mord à la cuisse ;
Andromaque sourit à son fils qu’elle étreint ;
Voici le vieux Priam et le subtil Ulysse ;