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pas en peine de citer des exemples, ni de prouver : on paraît tenir pour évident, pour établi d’avance et sans discussion, que les mœurs françaises, au contraire des mœurs anglaises, s’accommodent très bien de la divulgation des pièces les moins faites du monde pour être livrées au public. Les Anglais ont ainsi une manière à eux de prêter arbitrairement aux autres peuples des vertus, des vices, et jusqu’à des habitudes matérielles, dont ils ne se préoccupent pas un instant de contrôler la réalité. Rien ne leur ôtera de l’esprit, par exemple, que les Allemands ont à un degré supérieur le « culte du foyer, » que les Russes sont menteurs et que les Français, avec mille défauts, ont celui de faire bon marché de toutes les convenances. On les scandaliserait fort, sans doute, si l’on s’avisait de leur répondre là-dessus que le sens de l’intimité et le respect de la vie privée sont, relativement, restés beaucoup plus intacts chez nous que chez eux : et cependant le fait est certain. Je ne parle pas seulement de publications exceptionnelles, comme celle de ces lettres de Robert et d’Elisabeth Browning : encore que, en France, une telle publication n’aurait sûrement pas pu se produire sans de nombreuses coupures, et le remplacement de la plupart des noms propres par des initiales ou des astérisques. Mais d’une façon générale, ce n’est guère que dans ces dernières années qu’on a livré en pâture à notre curiosité les lettres d’amour de quelques-uns de nos écrivains ; et si la correspondance de Musset et de George Sand égale en intimité les fameuses lettres de Keats à son amie Fanny Brawne, du moins est-ce la seule correspondance de ce genre qu’on nous ait mise sous les yeux, tandis que, depuis Swift jusqu’à Thackeray, il n’y a pas un écrivain anglais dont la vie amoureuse n’ait été complaisamment racontée et analysée. Que l’on compare, par exemple, ce que nous savons des amours de Lamartine, ou de Victor Hugo, avec ce que les collégiens anglais savent des amours de Byron ou de Shelley ! Et je dirai plus. L’habitude anglaise des Mémoires biographiques, pour respectable qu’elle soit, prouve bien, elle aussi, que les Anglais n’ont pas autant qu’ils le croient le sentiment du caractère sacré de la vie intime : car on sait que tout Anglais de quelque renom, poète, savant, homme d’État ou philanthrope, devient, après sa mort, le sujet d’un de ces mémoires, où un de ses amis, à l’aide de documens laissés par lui ou fournis par sa famille, raconte l’histoire de sa vie et de ses travaux ; et il n’y a guère de ces « mémoires » où l’on ne trouve reproduites des lettres d’amour ; et, en tout cas, le fait d’admettre, comme un usage constant, la publication de biographies intimes de ce genre, ce fait seul suffit à montrer que les Anglais n’ont point la même