du père, ils s’étaient écrit plusieurs fois par jour, jusqu’à ce qu’enfin, l’automne suivant, ils avaient senti qu’il ne leur était plus possible de vivre désormais séparés l’un de l’autre. Et ils s’étaient mariés, en secret ; et la jeune femme, après une semaine encore passée chez son père, avait quitté sa maison pour n’y plus rentrer. Elle s’en était allée à pied, soutenue seulement par sa femme de chambre : car, depuis plusieurs mois déjà, les forces qu’elle croyait à jamais perdues avaient commencé à lui revenir ; elle pouvait marcher, elle avait retrouvé l’appétit et le sommeil ; un miracle d’amour l’avait ressuscitée.
Voilà, en vérité, un joli sujet de conte, ou de roman, une histoire très simple, très humaine, très touchante, et bien faite pour tenter un poète ou un psychologue. Cette rencontre de deux âmes également nobles et fières, l’élan qui aussitôt les pousse l’une vers l’autre, les doutes de la jeune fille, ses scrupules, les généreuses instances du jeune homme, puis l’intimité grandissant peu à peu, l’amour devenant plus tendre et plus passionné, et les fiançailles secrètes, et l’attente du miracle qui seul pourra permettre aux deux amans de se réunir, et la lente réalisation de ce miracle bienheureux, et enfin le mariage avec l’enlèvement qui le suit : n’y a-t-il pas là tous les élémens d’une sorte de Triomphe de l’Amour idéal, et ne voit-on pas l’œuvre magnifique qu’un grand écrivain en aurait pu tirer ? Mais aucun écrivain n’aurait pu donner à ce Triomphe de l’Amour l’intensité de vie et le charme poétique de certaines parties d’un long « roman par lettres » qui a paru à Londres le mois dernier, et qui a précisément pour sujet l’aventure d’amour que je viens de résumer. Si ce roman avait été publié sans nom d’auteur, si on avait pu se résigner à nous l’offrir comme un roman, plus ou moins directement inspiré de la réalité, et nous cacher que c’étaient là les véritables lettres d’amour de Robert Browning et de sa femme, le succès, sans doute, aurait été moins bruyant, et l’œuvre n’aurait pas soulevé autant de discussions ; mais la littérature anglaise se serait trouvée enrichie d’un chef-d’œuvre que l’Europe entière lui aurait envié. Pour ma part, du moins, j’avoue que plusieurs des lettres de la jeune fille me semblent d’incomparables joyaux d’émotion et de poésie, plus douces, plus tendres, plus profondément musicales que toutes les lettres d’amour que j’ai lues dans les livres. Elles seules suffiraient pour rendre à jamais glorieuse, et pour nous rendre chère, l’admirable femme qui les a écrites. La passion y est toujours