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il faut n’avoir jamais regardé ni dans la vie, ni dans l’art, le visage de ceux qui l’ont cultivée. En plein XIVe siècle, à cette époque de guerres et de misères, les dessins des manuscrits nous montrent la « danse des vendanges. » De toutes les professions, de toutes les cultures, de tous les labeurs, c’est celui qui a mis le plus de joie dans les yeux des hommes. De tous les groupemens sociaux, c’est celui qui a le moins attristé ceux qui y remplissent le rôle de prolétaires. Là où le vin coule à flots, on ne rêve pas de sang. Ce n’est pas seulement dans les mythologies des Jordaens ou des Titien, dans les Triomphes de Bacchus, du Poussin, chez tous ces capitalistes ou ces aristocrates de la vigne, qu’éclate la joie des vendanges. Vous la voyez briller aussi dans les yeux des enfans déguenillés de Murillo, des misérables Borrachos de Velazquez, chez les rudes vignerons de M. Lhermitte, et jusque chez les forgerons de M. Raffaelli, dans le moment où, d’un même geste, et comme pour célébrer le même rite, ils saisissent un verre de vin. Et jamais sans doute honneurs militaires ne furent mieux compris, ni plus joyeusement exécutés, par la démocratie en armes que ceux commandés en 1841 par le prince-colonel du 17e léger en défilant devant le Clos-Vougeot.

C’est qu’en effet, le culte du vin, dans la démocratie, est aussi mystérieux et profond qu’aux jours où les fêtes de Bacchus donnaient à la Grèce l’idée de célébrer des tragédies. La Société des Agriculteurs de France n’a pas eu tort en demandant une image des vendanges. Encore aujourd’hui, celui qui préside au vin semble remplir une aussi grande fonction sociale que le prêtre de Bacchus auquel on réservait une place d’honneur au théâtre. Dans les congrès internationaux, c’est le vin qui délie les langues, renouvelle les alliances et proscrit les guerres. Méfions-nous donc de ces pieux prophètes qui, au contraire du Christ à Cana, et sous prétexte de tempérance, veulent changer en eau le vin de nos festins. Multiplions les banquets internationaux. Versons le vin à flots, si nous ne voulons pas verser le sang, ou plutôt il est le sang, c’est le sang de la nouvelle alliance. L’Agneau pascal, lui, était un souvenir de la guerre, des persécutions contre les Hébreux. Le vin pascal est le signe de la réconciliation. Le Christ n’a pas voulu qu’après lui, l’on fit de nouvelles victimes, il a voulu que désormais le prêtre fît couler le vin, non le sang.

Et ce ne sont pas seulement les membres d’un même pays que le vin unit dans une sensation de plaisir : ce sont les générations