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Dès le matin, je vais au vernissage. Je m’amuse à voir que je connais pas mal de monde dans ce tout Paris… Le tableau de B… est placé tout en haut et fait un effet déplorable. J’étais si inquiète du succès qu’elle devait avoir, que c’est un grand soulagement : je ne le cache pas… » Passées, les belles disputes et les retentissantes injustices !

Le suffrage universel a vaincu les Académies et choisi ceux qui le doivent juger à leur tour. Les jurys tirés au sort ou élus laissent tout passer. On ne limite plus guère le nombre des envois. La maxime : « Exposez-les tous. Le public reconnaîtra les siens » triomphe. On les expose tous, seulement le public ne reconnaît pas les siens. Désorienté dans ce grand déballage, il ne se sent plus devant un choix et, n’ayant pas le loisir de faire une besogne de jury, il confond tout dans la même gouailleuse indifférence. Il vient pour déjeuner plus que pour voir. L’énorme rumeur qui bourdonne sous la voûte n’est pas faite de cris d’admiration, mais bien des appels impatiens vers les nourritures et du cliquetis des vaisselles. Les souffles qui passent dans l’air sortent mous et chauds des cuisines. Devant les œuvres qu’il réprouve, le public n’a même plus d’éclats de colère. Il n’a qu’un peu de rire. Le prestige du Salon est perdu.

Perdues aussi les révélations d’art que ce mot annonçait jadis. Ce n’est plus une date, ni dans la vie des artistes ni dans celle des amateurs. Ce sont d’autres manifestations, plus intimes et plus profondes, qui, depuis quinze années, ont rempli de précieuses visions le reliquaire de nos souvenirs. C’est l’exposition des Cent chefs-d’œuvre, ce sont les Portraits du siècle, c’est l’exposition posthume de Millet à l’École des Beaux-Arts en 4887, ce sont les Fair Women à Londres, et beaucoup plus récemment les Portraits de femmes et d’enfans à Paris. C’est le Christ devant Pilate de M. Munkacsy chez M. Sedelmeyer. C’est l’œuvre de Fritz de Uhde au Kunstlerhaus de Vienne. Ce sont les portraits de Lenbach à Munich en 1888 ; ce sont les expositions Burne-Jones, puis du Spanish Art à Londres. C’est l’ouverture au public des chambres Borgia et l’achèvement du Museo nazionale, à Rome. C’est Bœcklin, à Bâle, ce sont les Claude Monet chez M. Durand-Ruel, c’est même M. Raffaelli dans sa petite exhibition de l’avenue de l’Opéra, il y a quelque quinze ans. — Voilà ce qui a marqué une date dans la vie esthétique. — Et c’était, hier encore, l’exposition Rembrandt à Amsterdam et l’exposition Millais à Londres qui attiraient, par tous