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que l’idiot et l’insensé sont l’égal d’un homme raisonnable. L’erreur est de faire du bonheur une question de quantité. Si l’on admet, en effet, que le bonheur consiste dans la quantité de bien et de mal, de jouissances et de douleurs, et que ces jouissances et douleurs peuvent se compenser comme des quantités arithmétiques, qu’importe l’un ou l’autre sort ? Compensation faite, la quantité est toujours la même. « La compensation n’est pas le honneur. Prenez une belle statue d’Apollon ou la Vénus ; vous lui rendez le nez camard ; sera-ce une compensation si vous lui allongez l’oreille ? De l’Apollon, vous pouvez faire un Midas, de l’homme, un singe, du singe, un animal plus stupide encore, et, en continuant, nous arriverions à un bloc de marbre. Cependant vous aurez toujours la même quantité de matière dans un même espace. La jouissance des biens matériels n’est pas une compensation à la perte de l’intelligence. De même les jouissances intellectuelles ne sont pas une compensation à des souffrances d’un autre ordre, par exemple à la perte d’un enfant. Il n’y a pas de commune mesure entre ces jouissances et ces souffrances d’ordres différens. Une découverte de géométrie ne compensera pas, pour Archimède, la perfidie de sa maîtresse. Le génie n’a jamais guéri les maux du cœur. Si tout est égal, si tout est compensé, il n’y a plus de raison pour faire le moindre effort pour perfectionner le monde. Autant vaut être fou que sage, méchant que bon. La civilisation n’a rien de supérieur à la barbarie. Sans doute, si le bonheur est le but de la vie, il faudra que, par voie de plus ou de moins, le résultat de l’addition et de la soustraction soit le même pour toutes les créatures. Cependant, il est faux de dire que le sort de l’huître est égal à celui de l’homme. Si la conséquence est fausse, c’est que le principe est faux. Donc le bonheur n’est pas le but de la vie. Quelle est alors la vraie notion de la vie ? Pierre Le roux conclut que ce but est non le bonheur, mais le développement de chaque être vers un certain type de perfection. Quel est le but de l’enfant ? c’est de devenir homme ; de même le but de l’homme c’est de vivre d’une autre vie plus complète, c’est de marcher de changement en changement. Nous ne sommes jamais ni dans une idée ni dans un plaisir, mais toujours nous sortons d’une idée ou d’un plaisir, pour entrer dans une autre idée, un autre plaisir. Ce qui est même vraiment nous, c’est ce qui se développe, c’est ce qui passe d’un état à l’autre, c’est « l’émersion d’un état antérieur et l’immersion dans un état futur. » Voilà notre vie.